Dans la recherche de l’unité des chrétiens pour laquelle nous prions cette semaine, un événement important a marqué ces temps derniers : le désir d’évêques et de fidèles anglicans de rejoindre l’Église catholique et la réponse positive de Benoît XVI. Il y a plus de 120 ans, un long travail de rapprochement avait été tenté entre catholiques et anglicans par deux hommes dont un modeste lazariste, Monsieur Fernand PORTAL, dont on aurait pu parler dans cette conjoncture ; il nous enseignait déjà une démarche œcuménique pour aujourd’hui.
Benoît XVI dans la Constitution apostolique Anglicanorum coetibus sur l’accueil des Anglicans, dit ceci :
«Récemment, sous l’action du Saint Esprit, des groupes d’anglicans ont demandé de manière répétée et insistante à être reçus dans la pleine communion catholique, à titre individuel mais aussi collectivement. Le Siège apostolique a répondu favorablement à ces demandes. En effet, le successeur de Pierre, […] ne pouvait pas manquer de mettre à disposition les moyens nécessaires pour que se réalise ce saint désir.»
Ce saint désir… Ce fut celui de ces deux hommes, passionnés par le rapprochement avec l’Église anglicane, Lord Halifax, un anglican, et Fernand Portal.
D’emblée, entre eux, l’amitié fut soudée pour durer. “Parce que c’était lui, parce que c’était moi,” disait qui vous savez. Cette amitié si soudaine fut, somme toute, surprenante. Lord Halifax, de haute noblesse, plus âgé de seize ans, d’esprit plus mûr, d’une culture très éclectique, connaissant la vie, les luttes parlementaires et le maniement des hommes, en position d’influence et de prestige dans la société et l’Église d’Angleterre ; c’est lui qui introduira M. Portal dans les milieux anglicans.
En face, Fernand Portal, fils d’un modeste cordonnier des Cevennes, devenu lazariste et professeur de grand séminaire. Mais Lord Halifax découvre en lui un esprit ouvert, une intelligence prompte, une sûreté de jugement, une formation théologique et canonique étendue, une expérience déjà longue des hommes, de leurs aspirations, de leurs difficultés. C’est un prêtre, instruit, déjà mûri par l’exercice du ministère. Portal s’éprend de ce laïc, consumé de zèle pour le service du Christ et de son Église. Tous deux ont en commun des vertus — les vertus de Vincent de Paul — la simplicité, la douceur, l’humilité, la valeur du temps et des longs mûrissements — “il ne faut pas enjamber sur la Providence,” disait Vincent — et puis cette espérance et cette confiance obéissante qui ne se dément jamais, même en 1896 après la bulle de Léon XIII Apostolicæ Curæ sur l’invalidité des ordinations anglicanes. Ces vertus ont donné aux conversations de Lord Halifax et de Portal le tour qu’on leur connaît. Elles n’ont pas peu contribué aux climats de leur combat pour l’Union.
Avec Lord Halifax, avec les séminaristes rue du Cherche-Midi, avec les Normaliens et les nombreux amis rue de Grennelle, Portal avait l’art de la conversation. Il savait écouter, il laissait à la pensée le temps de se déployer et de se formuler. Alors modestement, il donnait son avis avec précision, puis le dialogue reprenait, toujours appuyé sur une théologie et une philosophie des plus sûres. Et chacun repartait content de l’autre et content de soi ; toujours conscient d’avoir vécu des instants de vérité profonde.
Dans le dialogue œcuménique, M. Portal n’employait pas les méthodes apologétiques en usage de son temps et c’est là qu’il est précurseur, car c’est la posture œcuménique d’aujourd’hui. Au lieu de partir des divisions, il préférait voir ce qui unit. Il aimait à dire : «Persuader l’adversaire qu’il a tort est chose facile dans les livres ; mais, dans la vie, la polémique a toujours creusé plus de fossés qu’elle n’en a comblés. Aller loyalement non pas aux adversaires, mais aux frères séparés, la main tendue, heureux de trouver chez eux des trésors spirituels, qui non seulement entretiennent leur vie religieuse, mais peuvent encore, à l’occasion, enrichir la nôtre ; n’est-ce pas vraiment préparer l’union, parce que c’est déjà la vivre ?»
En cela, Mr Portal suivait les recommandations de Vincent de Paul aux Missionnaires dans leurs relations avec les Huguenots du XVIIe siècle : «Travaillons avec humilité et respect ; que l’on ne défie pas les ministres en chaire ; et cela en esprit d’humilité et de compassion, parce que, autrement, Dieu ne bénira pas notre travail. Ils jugeront qu’il y a de la vanité dans notre conduite, et ils n’y croiront pas. “Nous ne croyons pas les hommes parce qu’ils sont savants, mais parce que nous les estimons bons et que nous les aimons”. […] On ne croira pas en nous, si nous ne leur montrons amour et compassion ; autrement, nous ne ferons rien que bruit et peu de fruit.» (SV I, 295-296)
Sur le même ton, Portal dira aux Dames de l’Union qu’il avait fondées : «Nous devons travailler pour Notre-Seigneur ; c’est entendu. Mais il faut le faire dans un esprit très large, et tâcher d’imiter la largeur de Dieu (si j’ose m’exprimer ainsi) — Vincent parlait de l’amplitude de Dieu — et celle de Notre-Seigneur lui-même. Tout est ordonné à l’ordre surnaturel ; nous devons y tendre et y mener nos frères. Mais pour ceux-ci, il faut nous rappeler sans cesse qu’ils doivent y venir librement, et que nous devons respecter cette liberté avec des délicatesses infinies.»
Cet engagement œcuménique de Lord Halifax et de Portal sur quoi s’appuyait-il ? Cette connivence loyale sur les méthodes et les approches du dialogue avec les Anglicans, ce respect sincère de l’autre et de sa liberté, quelles en étaient les sources ? C’était, à l’évidence, leur foi en Jésus-Christ et leur attachement inconditionnel, chacun dans sa confession, à l’Église de Jésus-Christ.
Ce que l’on retient de Fernand PORTAL c’est son engagement œcuménique. Mais il y a dans la vie de ce modeste fils de Vincent de Paul un autre volet moins connu mais qui a profondément marqué sa vie : son engagement caritatif et social.
Très tôt, dans son ministère dans les grands séminaires, le service des plus pauvres le hantait. En disciple de Vincent de Paul, il refusait de se cantonner dans une activité purement intellectuelle ou dans un professorat fermé ; il se laissait émouvoir par les besoins des pauvres et son émotion se concrétisait dans l’action.
C’est ainsi qu’en 1907, il fait la connaissance de Madame Gallice qui lui décrit ce qu’elle a découvert dans le quartier parisien de Javel. C’est l’horreur de la misère, des bidons villes. Portal visite les lieux ; c’est au-delà de la description. On a loué la maison d’un savetier — Portal, le fils du cordonnier connaît la semelle et le cuir— on y reçoit les enfants de la rue, c’est la première garderie. Bien vite celle-ci devient trop petite, il faut donc agrandir à la fois la maison et le cœur. Quelques femmes généreuses et compétentes se joignent au groupe, c’est le début des “Dames de l’Union”. Le service du Christ dans le pauvre les rassemble, dans l’esprit de Vincent de Paul. Le Père les forme, les accompagne, mais toujours dans le respect de leur statut et de leur liberté de laïques. “Dames de l’Union… l’appellation est lourde de sens ; ce groupe de femmes au service de la misère est témoignage pour les Églises : la foi en Jésus-Christ comme l’attachement en l’Église et le soulagement des pauvres doivent aller de pair. S’ils sont réalisés loyalement et simplement de part et d’autre, quels que soient les obstacles doctrinaux, ils deviennent les amorces de l’Union.
En 1917, on achète les Corbières sur les pentes du lac du Bourget ; ce sera un orphelinat. Comme celle de la rue de Lourmel, la communauté des Corbières doit témoigner de l’effort chrétien pour l’unité des Églises. Là, une chapelle en sera le signe : chapelle byzantine sous le ciel latin… Elle recueillera les restes de Fernand Portal et de Madame Gallice.
En cette semaine de prière pour l’unité des chrétiens, citons cette phrase de Portal qu’on pourrait croire écrite aujourd’hui :
«L’union des Églises, dit-il en 1896 dans la Revue Anglo-Romaine qu’il avait créée, l’union des Églises ne peut, en effet, être obtenue que par de vrais apôtres, c’est-à-dire par des hommes de foi, employant surtout les moyens surnaturels : la prière source de grâces, la charité qui donne la compréhension des âmes, même de celles dont nous sommes séparés, l’humilité qui nous fait avouer nos défauts et nos fautes. […] Nous sommes tous coupables à l’égard de l’Église, c’est un fait certain que nous devons reconnaître. Voilà, il me semble, les éléments essentiels de toute action en faveur de l’Union.» [i]
[i] F. PORTAL : «Le rôle de l’amitié dans l’union des Églises», article paru dans la revue Anglo-Romaine de 1896.
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