Conférences de Carême du P. Lacordaire n°22

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19 mars, 2024

Conférences de Carême du P. Lacordaire n°22

par | Mar 19, 2024 | Formation | 0 commentaires

À l’initiative de Frédéric Ozanam et d’autres étudiants universitaires, l’archevêque de Paris, Monseigneur de Quélen, a institué les conférences de Carême à Notre-Dame, qui se déroulent encore de nos jours. Le premier cycle de conférences a eu lieu de février à mars 1834. Le père Lacordaire, qui rejoindra plus tard les Dominicains mais qui était alors prêtre diocésain, a prêché celles de 1835 et 1836. Ces extraits proviennent de ces conférences.

La pauvreté, aux yeux du chrétien

Conférences de Notre-dame de Paris, du Père Lacordaire, TOME DEUXIÈME, p. 316-331

Je ne le nie pas, les inconvéniens de la propriété sont grands ; l’abus qu’en avait fait la société païenne appelait plus qu’une réforme, il appelait une totale révolution. Le riche s’était dégradé lui-même, il avait dégradé le pauvre, et plus rien de commun n’existait entre ces deux membres vivans, mais pourris, de l’humanité. Le riche ne se doutait même plus qu’il dût quelque chose au pauvre. Il lui avait ravi tout droit, toute dignité, tout respect pour lui-même, toute espérance, tout souvenir d’origine commune et de fraternité. Nul ne songeait à l’instruction du pauvre, nul à ses infirmités, nul à sa mort. Il vivait entre la cruauté de son maître, l’indifférence de tous et son propre mépris. C’est là que Jésus-Christ l’a trouvé : voyons ce qu’il en a fait.

Il est une propriété inséparable de l’homme, une propriété qu’il ne saurait aliéner sans cesser d’être homme, et dont jamais l’aliénation ne doit être acceptée par la société : c’est la propriété du travail. Oui … vous pouvez bien ne pas arriver an domaine de la terre ; la terre est étroite ; elle est habitée depuis des siècles ; vous arrivez tard, et, pour en conquérir une seule parcelle, il vous faudra peut-être soixante ans de la plus laborieuse vie. C’est vrai. Mais aussi, et par contrepoids, la propriété du travail vous restera toujours ; vous ne serez jamais déshérités de ce côté-là, et le possesseur de la terre ne pourra pas même, sans votre concours, obtenir du sol qui est à lui l’obéissance de la fécondité. Votre travail, s’il n’est le sceptre du inonde, en sera da moins la moitié, et, par cette équitable distribution, la richesse dépendra de la pauvreté autant que la pauvreté de la richesse. Le passage de l’une à l’autre sera fréquent ; le sort de tous les deux sera de s’entr’aider et de s’engendrer réciproquement. Tel est l’ordre aujourd’hui ; mais était-ce l’ordre avant l’Évangile ? Vous savez que non, Messieurs; vous savez que l’esclavage était la condition générale du pauvre, c’est-à-dire que privé du domaine de la terre, on l’avait encore dépouillé de tout droit sur son propre travail. Le riche avait dit au pauvre : « Je suis le maître du sol, il faut que je le sois de ton travail, sans lequel le sol ne produirait rien. Le sol et le travail ne font qu’un. Je ne yeux pas travailler, parce que cela me fatigue, et je ne veux pas traiter avec toi, parce que ce serait te reconnaître mon égal et te céder une partie de ma propriété en échange de tes sueurs. Je ne veux pas avoir besoin de toi, je ne veux pas reconnaître qu’un homme m’est nécessaire pour chausser mes pieds et pour ne pas aller nu ; tu seras donc à moi, tu seras ma chose aussi bien que la terre, et tant qu’il me conviendra, j’aurai soin que tu ne meures pas de faim. »

Probablement … le discours n’a pas été tenu, mais la chose a eu lieu, et elle est devenue un fait général. L’homme a péri avec la propriété de son travail. Il est descendu au rang d’un animal domestique, qui garde la maison, laboure le champ, et auquel on jette sa pâture deux ou trois fois par jour. Personne, dans l’antiquité, ne l’a trouvé mauvais. Était-ce donc peu de chose que d’établir dans le monde ce grand principe : l’homme n’est jamais sans propriété, l’homme sans propriété n’existe pas, la propriété et la personnalité sont tout un ? N’était-ce pas là faire une révolution dans le principe de la propriété, et une révolution dont aucun législateur n’avait eu la pensée ? Eh bien! Jésus-Christ la faite, il a rendu l’homme à jamais propriétaire de son travail, le pauvre nécessaire au riche, et entrant en partage avec lui de la liberté et des sources de la vie. Nulle terre n’a plus fleuri que sous la main du pauvre et du riche unis par un traité, et stipulant par leur alliance la fécondité de la nature. Vous tous qui m’écoutez, vous êtes les enfans de ce joyeux hyménée ; vous lui devez tout ce que vous êtes, tout, sans exception. Sans ce changement inattendu dans le régime de la propriété, nous serions esclaves pour la plupart, moi comme vous ; je ne vous parlerais pas du haut de cette chaire ; vous n’écouteriez pas la parole du droit et du devoir, et si, par hasard, elle fût venue jusqu’à vous et jusqu’à moi^ nous nous en cacherions comme d’un crime ; nous irions sous terre nous entretenir à voix basse des vérités que nous discutons ici à la face du jour et à la clarté de Dieu.

Hommes ingrats, qui reniez Jésus-Christ, et qui croyez méditer une œuvre plus profonde que la sienne en attaquant la propriété, même celle du travail, vous êtes bien heureux que la force de l’Évangile prévale contre la vôtre. Chaque heure de votre dignité et de votre liberté est une heure qui vous est conservée malgré vous, et que vous devez à la puissance de Jésus-Christ. Si un jour sa croix s’abaissait sur l’horizon, comme un astre usé, les mêmes causes qui ont autrefois produit la servitude la produiraient infailliblement de nouveau ; le domaine de la terre et le domaine du travail, par une invincible attraction, se réuniraient dans les mêmes mains, et la pauvreté, succombant sous la richesse, présenterait au monde étonné le spectacle d’une dégradation dont elle n’est sortie que par un miracle toujours subsistant devant nous.

Ce miracle vous pèse, je le sais ; vous demandez même ingénieusement dans quelle page de l’Évangile l’esclavage a été positivement réprouvé et aboli. Eh, mon Dieu! dans aucune page, mais dans toutes à la fois. Jésus-Christ n’a pas dit un seul mot qui n’ait été une condamnation de la servitude, et qui n’ait rompu un anneau des chaînes de l’humanité. Quand il se disait le fils de l’homme, il affranchissait l’homme ; quand il disait d’aimer son prochain comme soi-même, il affranchissait l’homme ; quand il choisissait des pêcheurs pour ses apôtres, il affranchissait l’homme ; quand il mourait pour tous, indistinctement, il affranchissait l’homme. Accoutumés que vous êtes aux révolutions légales et mécaniques, vous demandez à Jésus-Christ le décret qui a changé le monde ; vous êtes étonnés de ne pas le rencontrer dans l’histoire, formulé à peu près comme ceci : « Tel jour, à telle heure, quand l’horloge des Tuileries aura sonné tant de coups, il n’y aura plus d’esclaves nulle part. » Ce sont vos procédés modernes ; mais remarquez aussi les démentis que leur donne le temps, et comprenez que Dieu, qui ne fait rien sans le libre concours de l’homme, emploie dans les révolutions qu’il prépare un langage plus respectueux pour nous et plus sûr de son efficacité. Saint Paul, initié aux secrets patiens de l’action divine, écrivait aux Romains : Que chacun demeure dans sa vocation. Êtes-vous esclave, n’en ayez pas souci, et quand même vous pourriez devenir libre, servez plutôt.(1) Ces paroles mêmes étaient un acte d’affranchissement aussi solennel que celui-ci : Moi, le vieillard Paul, le captif de Jésus-Christ, je vous prie pour mon fils Onésime, que j’ai engendré dans mes liens et que je vous renvoie. . . . non plus comme un esclave, mais au lieu de l’esclave, un frère tres-chéri.(2) La restitution évangélique de l’homme s’est faite ainsi ; elle se conserve et se propage ainsi, par une insensible infusion de la justice et de la charité, qui pénètre l’âme et la transforme sans secousse, et qui fait que l’heure de la révolution n’est jamais connue. Le monde antérieur à Jésus-Christ n’a pas su que la propriété du travail était essentielle à l’homme ; le monde formé par Jésus-Christ la su et l’a pratiqué : voilà tout. Mais la propriété du travail ne suffit pas encore au pauvre. L’enfant pauvre, le malade pauvre, le vieillard pauvre, n’ont point de travail à eux, et trop souvent même le travail manque au pauvre valide : Jésus-Christ devait donc leur créer une autre propriété que celle du travail. Où la prendre ? Elle ne pouvait évidemment se trouver que dans la propriété de la terre ; mais la propriété de la terre appartient au riche ; on ne saurait ébranler ce droit sans réduire en servitude le genre humain tout entier. Quelle ressource ? Jésus-Christ la découverte … il nous a appris que la propriété n’est pas égoïste dans son essence, mais qu’elle peut l’être dans son usage, et qu’il suffit de régler et de limiter cet usage pour assurer au pauvre sa part dans le patrimoine commun. L’Évangile a posé ce principe nouveau, plus inconnu encore que l’inaliénabilité du travail : nul n’a droit aux fruits de son propre domaine que selon la mesure de ses légitimes besoins. Dieu, en effet, n’a donné la terre à l’homme qu’à cause de ses besoins et pour y pourvoir. Tout autre usage est un usage égoïste et parricide, un usage de volupté, d’avarice, d’orgueil, vices réprouvés par Dieu, et qu’il n’a pas voulu sans doute engraisser et consacrer en instituant la propriété.

Il est vrai que les besoins diffèrent selon la position sociale de l’homme, position variable à l’infini, et dont l’Évangile a tenu compte en ne réglant pas mathématiquement le point où finit l’usage et commence l’abus. L’homme l’eût fait ; Dieu ne s’est pas cm assez fort mathématicien pour cela, on plutôt, là comme ailleurs, il a respecté notre liberté. Mais le droit évangélique n’en est pas moins clair et constant : là où expire le besoin légitime, là expire l’usage légitime de la propriété. Ce qui reste est le patrimoine du pauvre, en justice comme en charité le riche n’en est que le dépositaire et l’administrateur. Si des calculs égoïstes le trompent sur sa dette envers le pauvre, s’il y échappe par un luxe croissant avec sa fortune, on par une avarice toujours plus inquiète de l’avenir, à mesure qu’elle en a moins de motif, malheur à lui! Ce n’est pas en vain qu’il est écrit dans l’Évangile : Malheur à vous, qui êtes riches !(3) Dieu lui demandera ses comptes au jour du jugement ; les larmes du pauvre lui seront présentées ; il les verra dans la clarté de la vengeance, n’ayant pas voulu les voir dans la lumière de la justice et de la charité. S’il a été le propriétaire légitime de son bien, il sera aussi le propriétaire Intime de sa damnation.

Je ne m’arrête pas … à ces menaces si terribles et si réitérées de l’Évangile contre les injustes détenteurs de la propriété territoriale du pauvre ; car ce n’^st là que la moindre garantie de son droit. Ce n’est pas la crainte qui a fondé sur la terre la seconde propriété da pauvre « mais 1 onction de Jésus-Christ pénétrant dans le cœur da riche et y fleurissant en un froment sacré. De là ces soins assidus dont le monde antique n’avait aucune idée, ces préoccupations de l’opulence en faveur de la misère ; ces fondations d’hôpitaux, d’hospices, de maisons de secours sous toutes formes et sous tout nom ; ces oreilles ouvertes pour entendre tout gémissement qui rend un son nouveau, et qui appelle une invention de la charité ; ces visites personnelles aux mansardes et aux grabats, ces bonnes paroles sorties d’un fond d’amour qui ne s’épuise jamais ; cette communion de la richesse et de la pauvreté qui, du matin au soir, du siècle qui finit au siècle qui commence, mêle tous les rangs, tous les droits, tous les devoirs, toutes les pensées, le théâtre & l’église, la cabane au château, la naissance à la mort, faisant naître la charité jusque dans le crime, et arrachant à la prostitution même sa larme et son écu.

J’en conviens, une grande partie de ce spectacle est cachée ; tout œil n’a pas reçu le don de le voir, et même l’œil de Dieu seul le connaît tout entier. Il est donc facile d’accuser sous ce rapport, au moins dans une certaine mesure, la dureté du riche et l’impuissance de Jésus-Christ. C’est à nous, chrétiens, prêtres de Jésus-Christ, qui avons le secret de tant de bonnes œuvres, à témoigner de ce que nous voyons, sans cesser jamais d’exciter la main qui se lasse ou le cœur qui s’oublie. N’y a-t-il pas ici, dans la jeunesse qui m’écoute, des représentans de cette légion de Saint Vincent de Paul qui couvre la France, et qui a maintenant des frères de son nom et de son âme jusqu’à Constantinople et à Mexico ? Quel est celai d’entre eux qui ne voit pas le pauvre face à face, qui ne sait pas l’entendre et lui parler ? Lequel n’a pas réchauffé sa foi aux haillons de la misère ? Lequel, montant le soir de honteux escaliers, et frappant à la porte de la douleur, n’a pas ouï quelquefois Jésus-Christ lui répondre au-dedans par une tentation vaincue, et lui dire : Bien ?

Ah! sans doute, la misère physique et morale grandit dans le monde : mais est-ce la faute de Jésus-Christ on de ceux qui ne veulent pas de lui ? La propriété incrédule a-t-elle le droit d’accuser l’impuissance de la propriété chrétienne! Celle-ci, diminuée par l’apostasie d’une portion de la société évangélique, fait ce qu’elle peut, et l’autre portion ne loi laisse pas même la libre action de la charité. Elle n’est donc pas comptable des maux présens ; elle ne le sera pas des maux à venir. Que ceux-là guérissent les plaies qui les font.

Jésus-Christ a rendu au pauvre la propriété du travail, et il a créé pour lui, dans le superflu du riche, une seconde propriété : mais était-ce assez ? Vous, chrétiens, qui avez le sentiment de Dieu, vous me répondez que non. Vous compariez ai secret, pendant que je vous parlais, le sort du riche avec celui du pauvre, et vous vous disiez qu’enfin, malgré tout, la différence était grande, et que quelque autre chose encore était nécessaire à l’œuvre du Christ. Vous avez raison. L’homme n’a pas seulement besoin de pain, il a besoin de dignité. Il est, par sa nature même, une dignité. Quel est celui de nous qui ne le sente vivement et qui n’aspire à un état de grandeur capable de satisfaire l’instinct qu’il en a ? Nous ne nous trompons pas en ce point, nous sommes des enfans de race royale, nous descendons d’un lieu où hi domination est le droit, et il est juste que nous sentions se remuer en nous ces restes de notre première majesté. Hélas ! dans l’exil, le prince qui a perdu le trône n’en perd jamais le souvenir ; on a remarqué sur le front de tous les détrônés un sillon, une cicatrice de douleur qui né se guérit pas. Eh bien ! nous sommes du nombre de ces proscrits de grande race ; à la lettre, et dans toute la rigueur de l’expression, nous sommes des rois détrônés, des enfans de Dieu destinés à nous asseoir un jour à la droite de notre Père et à régner avec lui. Cela étant, l’homme pauvre a-t-il la mesure de gloire et de puissance qui nous revient ? Et peut-il s’en passer, s’il ne l’a pas ? Peut-il vivre sans dignité ? Mon, mille fois non, je n’admets pas la vie sans la royauté. Or, où est la royauté du pauvre ? où est la royauté de cet homme qui attend du plus vil office son pain de chaque soir ? Où est-elle ? Où est sa couronne ? Qui la lui tressera de nouveau et la lui rendra ? Qui … ? Eh! Jésus-Christ, l’Évangile : soyez sûrs qu’ils y ont songé. Voici Jésus-Christ qui vient, lui, l’homme réparé, l’homme renouvelé dans la gloire pour nous la rendre : il vient ! L’humanité qui l’attend n’est pas one, elle est partagée en deux camps : à gauche, l’humanité riche, il droite l’humanité pauvre ; un espace au milieu. Jésus-Christ descend, le voilà ! Ou passera-t-il ? Il passe du côté du pauvre avec sa royauté et sa divinité. Il est pauvre(4), s’écriait le prophète en le voyant venir de loin ; et déclarant lui-même sa mission, le Seigneur, dit-il, m’a envoyé pour évangéliser les pauvres.(5) Saint Jean, le précurseur, le fait questionner par ses disciples : Êtes-vous, lui demande-t-il, celui qui doit venir, ou faut-il que nous en attendions un autre ? Le Christ répond : Dites à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent.(6) Est-ce là tout ? Non ; écoutez ! écoutez ! Les pauvres sont évangélisés ! C’est là le signe suprême, plus que la vue rendue aux aveugles, plus que la marche aux estropiés, plus que la pureté aux lépreux, plus que l’ouïe aux sourds, plus que la vie aux morts. Les pauvres sont évangélisés ! C’est-à-dire la science, la lumière, la dignité sont restituées à la portion de l’humanité qui n’avait plus rien de tout cela. Jésus-Christ ne se lasse pas de faire alliance avec elle, et, balayant la richesse chaque fois qu’il la rencontre sur son passage, il disait avec une divine tendresse : Je vous rends grâce, ô mon Père, de ce que vous avez caché ces choses aux savons et aux sages, et de ce que vous les avez révélées aux petits.(7) Enfin, il établit entre eu et lui une solidarité qui couvrira éternellement le pauvre et lui assurera le respect de tons les siècles à venir : Tout ce que vous aurez fait, dit-il, au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi-même que vous l’aurez fait.(8)

Vous comprenez maintenant … le charme inouï attaché à la pauvreté pour les yeux du chrétien. Si, non content de secourir le pauvre et de l’aimer, le chrétien aspire à être pauvre lui-même ; s’il vend son patrimoine pour le distribuer à ses frères souffrans, si saint François d’Assise renonce à l’héritage paternel pour courir le monde avec un sac et une corde ; si Carloman lave les écuelles du Mont-Cassin ; si tant de rois, de reines, de princes, de princesses quittent tout pour embrasser la pauvreté volontaire, vous en avez le secret. Jésus -Christ, venu de plus haut, s’est fait pauvre lui-même ; il a fait de la pauvreté et de l’amour une mixtion qui enivre l’homme, et où toutes les générations viennent boire à leur tour. Le pauvre, c’est Jésus-Christ même ; Jésus-Christ qui a tant aimé ! Comment passerai-je à côté de lui sans une goutte de respect et d’amour ?

O puissans philosophes ! je vois bien votre objection ; vous me direz : Mais tout cela, c’est de la pure métaphysique ; il n’y a pas là-dedans une ombre de réalité. C’est vrai, il n’y a là-dedans ni décrets législatifs, ni grosse artillerie pour les faire respecter, ni même du sens commun, si vous le voulez ; il n’y a là-dedans qu’une révolution d’amour, une révolution qui s’est accomplie avec rien. C’est précisément ce qui me touche. 0 académiciens! hommes d’esprit, législateurs, princes, prophètes, écoutez -moi, si vous le pouvez. L’humanité riche foulait aux pieds l’humanité pauvre ; moi, j’étais de l’humanité pauvre en ce temps-là, et j’en suis encore : Eh bien! par grâce, faîtes que l’humanité riche respecte l’humanité pauvre ; que l’humanité riche aime l’humanité pauvre ; que l’humanité riche rêve à l’humanité pauvre ; faites des Sœurs de Charité pour panser mes plaies, des Frères de petites écoles pour m’instruire, des Frères de la Merci pour me racheter de la servitude ; faites cela, et je vous tiens quitte du reste. Jésus-Christ l’a fait, et voilà pourquoi je l’aime ; il l’a fait avec rien, et voilà pourquoi je le tiens pour Dieu. Chacun a ses idées.

Jésus-Christ en a eu une troisième au sujet des pauvres ; il a craint qu’ils ne s’estimassent malheureux de leur élection à la pauvreté, et il a prononcé cette adorable parole, qui est en tête de tout son Évangile : Bienheureux les pauvres de gré, parce que le royaume du ciel est à eux ! (9) Vous pensez peut-être que cela veut dire : Bienheureux ceux qui sont méprisés sur la terre, parce qu’ils seront honorés dans le ciel ; bienheureux ceux qui souffrent sur la terre, parce qu’ils seront tout dans le ciel ; bienheureux ceux qui ne sont rien ici-bas, parce qu’ils seront tout dans le ciel! Il est vrai, c’est en partie le sens de cette ineffable parole, mais ce ne l’est pas tout entier. Elle veut dire aussi : Bienheureux les pauvres de gré, parce que le royaume du ciel est à eux dès ici-bas, parce que l’onction de la béatitude descendra dans leur âme, l’élargira, l’élèvera au-dessus des sens, et la remplira même au milieu du dénûment ! Jésus-Christ nous révélait par là une vérité qui n’est pas seulement de l’ordre surnaturel, mais qui appartient aussi à l’ordre moral, et même à l’ordre purement économique : c’est que le bonheur est une chose de l’âme et non du corps, c’est que la source en est dans le dévouement et non dans la jouissance, dans l’amour et non dans la volupté. Or, le dévouement appartient au pauvre par droit de naissance, et l’amour, trop souvent refusé au riche, habite volontiers le cœur simple de l’artisan, qui n’a jamais été servi ni adoré, qui n’a point mis tout son être dans l’orgueil, et qui, sachant se donner, sait aimer et être aimé. L’Évangile, en détournant l’homme de la terre et en le reportant vers les choses du dedans, répondait donc à une disposition même de la nature. Il inspirait au pauvre, avec les joies de la sainteté, les joies moins pleines, et pourtant encore souhaitables, de l’ordre humain. Il faisait des peuples contens, spectacle plus rare aujourd’hui, mais qui, grâce à Dieu, n’a pas encore disparu. N’avez-vous jamais, le jour du dimanche, rencontré un village breton se rendant à son église, le vieillard cheminant d’un pas gai, le jeune marié ayant à son bras sa compagne, les enfans et les petits enfans portant à Dieu leur forte et naïve santé ; tous annonçant au dehors, du front chauve au front vierge, la sérénité, la fierté, la possession de soi-même en Dieu, la sécurité de la conscience, et pas l’ombre de regret ni d’envie ? L’homme de la cabane sourit à l’homme du château ; et le respect n’est sur ses lèvres qu’une nuance du contentement, et le contentement n’est que l’expression terrestre d’un sentiment plus haut el qui déborde plus à fond.

Ailleurs … il n’en est plus de même ; l’envie a plissé tous les fronts et allumé tous les yeux. Je le crois bien, Jésus-Christ avait fondé la propriété du pauvre, sa dignité et sa béatitude ; vous avez altéré toutes les trois. Vous avez diminué la propriété du pauvre par l’accroissement de la propriété incrédule plus ou moins retournée à l’égoïsme païen ; vous avez diminué la dignité du pauvre en attaquant Jésus-Christ, qui en est la source ; vous avez diminué la béatitude du pauvre en lui persuadant que la richesse est tout, et que la félicité, fille de la Bourse, est cotée et paraphée au grand livre de la dette publique. Vous en recueillez les fruits. Ce pays a bien des plaies ; mais la plus grande peut-être est la plaie économique. Cette fureur du bien-être matériel qui précipite tout le monde sur cette maigre et chétive proie que nous appelons la terre. Retournez ; retournez à l’infini : lui seul est assez grand pour l’homme. Ni chemins de fer, ni longues cheminées à vapeur, ni aucune invention n’agrandiront la terre d’un pouce ; fût-elle aussi prodigue qu’elle est avare ; aussi illimitée qu’elle est étroite, elle ne serait encore pour l’homme qu’un théâtre indigne de lui. L’âme seule a du pain pour tous et de la joie pour une éternité. Rentrez-y à pleines voiles ; rendez Jésus-Christ au pauvre, si vous voulez lui rendre son vrai patrimoine ; tout ce que vous ferez pour le pauvre sans Jésus-Christ ne fera qu’élargir ses convoitises, son orgueil et son malheur.

(1) 1er Épitre aux Corinthiens, chap. 7, vers. 20 el 21.
(2) Épitre à Philomon, vers. 9, 10, 12, et 16
(3) Saint Luc, chap. 6, vers. 24.
(4) Zacharie, chap. 9, vers. 9.
(5) Saint Luc, chap. 4, vers. 18.
(6) Saint Mathieu, chap. 11, vers. 4 et 5.
(7) Saint Mathieu, chap. 11, vers. 25.
(8) Saint Mathieu, chap. 25, vers. 40.
(9) Saint Mathieu, chap. 5, vers. 3.

Jean-Baptiste-Henri-Dominique Lacordaire (1802-1861) était un prédicateur renommé et restaurateur de l’Ordre des Prêcheurs (les Dominicains) en France. Il était un grand ami de Frédéric Ozanam (en fait, il est l’auteur d’une biographie très intéressante sur Ozanam) et très proche de la Société de Saint-Vincent-de-Paul.

Image : Lacordaire, peint par Louis Janmot (1814-1892), ami de Frédéric Ozanam et l’un des premiers membres de la Société de Saint-Vincent de Paul.

*Source: R. P. H.-D. LACORDAIRE CONFÉRENCES DE NOTRE-DAME DE PARIS. TOME DEUXIÈME. Auteur : Jean Baptiste Henri Dominique Lacordaire.

 

 

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