La révolution la plus importante jamais vue
Conférences de Notre-dame de Paris, du Père Lacordaire, TOME DEUXIÈME, p. 283-290
… quand Moïse, descendant da Sinaï, rapportait à son peuple ce commandement : Tu sanctifieras le septième jour et tu t’y reposeras ; c’était là un élément de droit-principe. Admirez, en effet, même en ne considérant que le côté humain de cette prescription, quelle connaissance profonde de notre nature elle suppose dans le législateur, quelle vue désintéressée des rapports du riche et du pauvre, de l’homme qui travaille et de l’homme qui fait travailler. Ne fallait-il pas un sentiment de justice bien extraordinaire, une rare prévision, pour que, de si loin, fût posée une loi si étrange en apparence, mais que l’avenir a tellement expliquée et justifiée, en sorte que toute société qui la méprise s’attaque à la dignité, à l’intelligence, à la liberté, à la moralité, à la santé même du peuple, et le livre pieds et poings liés à la cupidité de ses maîtres, jusqu’à ce que devenu une simple machine à production, perdu de corps et d’âme … C’est là ce que j’appelle créer un droit-principe, un droit qui ne peut plus reculer, qui est sacré à toujours : et pourquoi sacré ? parce qu’il est né d’un regard au siège même de la justice, d’un éclair descendu d’en haut, où réside en Dieu l’ordre inaltérable et substantiel, et d’où coulent sur nous, avec plus ou moins d’abondance, ces lueurs d’équité qui nous éclairent, et qui, selon leur dispensation, font la destinée des sociétés.
Or … lequel des législateurs de l’antiquité a fondé un droit-principe dans toute sa plénitude ? Moïse …. et quant à tous les autres [Manou, Minos, Solon, Lycurgue, Numa], il serait inutile de chercher dans leur œuvre rien d’assez essentiel pour être devenu le point de départ du droit, le type primordial et éclatant de toute justice constituée. Le genre humain avait besoin de ce type ; il ne l’a pas reçu d’eux. … Elles n’ont pas joui davantage du caractère de l’immutabilité, sans lequel la meilleure législation est impuissante à protéger ceux qui vivent sous sa garde. Car tout droit mobile est à la merci des plus forts, quelle que soit la forme du gouvernement, que le peuple ait à sa tête un chef unique ou la majorité d’un corps qui délibère ; dans l’un et l’autre cas, le sort de tous ou au moins le sort de la minorité est sans protecteur, s’il n’existe entre le souverain et les sujets un droit inviolable, qui couvre la cité tout entière … Jean-Jacques Rousseau a dit : « Si le peuple veut se faire du mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? » Je réponds : Tout le monde. Car tout le monde est intéressé à ce que le peuple n’abuse pas de sa force et de son unanimité, attendu que son unanimité retombe toujours finalement sur quelqu’un, et n’est, en somme, qu’une oppression déguisée par l’excès même de son poids. C’est contre tous que le droit est nécessaire bien plus que contre qui que ce soit ; car le nombre a l’inconvénient de joindre à la puissance matérielle la sanction d’une apparente justice. Mais le droit n’est quelque chose contre tous que quand il est doué d’immutabilité, et qu’en vertu de cette ressemblance avec Dieu, il oppose une invincible résistance aux faiblesses de la cité comme à ses conjurations.
Je dis les faiblesses de la cité ; car elle doit les craindre autant que sa force. Elle peut être opprimée, comme elle peut opprimer, et elle a besoin d’avoir en elle un élément qui désespère par sa consistance ce flot secret des révolutions que le temps traine après lui. Tous les législateurs en ont eu l’instinct, et ils ont fait ce qu’ils ont pu pour donner à leur ouvrage le sceau de l’immutabilité. … Ni droit-principe, ni droit immuable, ni droit universel, voilà … le droit ancien.
Jésus-Christ vient au monde ; il naît, comme tous les hommes, dans une cité ; il naît dans un droit particulier ; il nait dans une patrie qui avait son histoire, son fondateur, ses conquêtes, son illustration ; il nait comme un homme qui était attendu par un grand peuple. Et quelle est la première chose qu’il fait tout en se posant comme l’héritier des promesses et des espérances de ce peuple ? Dit-il, je suis juif ? Je viens pour agrandir ma nation et la porter jusqu’aux extrémités du monde, plus loin que David et Salomon, nos pères ? Non, il ne dit pas un mot de cela, il dit simplement : Je suis le fils de l’homme. Et peut-être vous n’en êtes pas surpris ; peut-être il vous semble naturel qu’à chaque page de l’Évangile Jésus-Christ affecte de s’appeler le fils de l’homme, tandis qu’a peine, ça et là, il prend le titre de fils de Dieu ? Cependant, cela n’est pas si peu de chose que vous le croyez, et cette seule expression, le fils de l’homme, renfermait toute une révolution, la plus grande qui se fût vue jamais. Avant Jésus-Christ, on disait : Je suis Grec, Romain, Juif ; menacé ou interrogé, on répondait fièrement : Civis romanus sum ego. Chacun se couvrait de sa patrie et de sa cité ; Jésus-Christ n’invoque qu’un seul titre, celui de fils de l’homme, et il annonce par là une ère nouvelle, l’ère où l’humanité commence, et où, après le nom de Dieu, rien ne sera plus grand que le nom de l’homme, rien de plus efficace pour obtenir secours, honneur et fraternité. Chacune des paroles du fils de l’homme, chacune de ses actions est empreinte de cet esprit, et toutes ensemble, paroles et actions, forment l’Évangile, qui est le droit nouveau et universel. Une fois l’Évangile au monde, Jésus-Christ envoie ses apôtres le porter au genre humain : Allez, leur dit-il, et prêchez l’Évangile à toute créature.(1) La propagation, la communion, l’universalité, deviennent le mot d’ordre de tout mouvement, et là où l’on n’entendait que le bruit de l’égoïsme, on n’entend plus que le pas de course de la charité.
Où sont les Grecs ? Où sont les Romains ? Où est la cité ? Où est le droit hellène et le droit quirite ? Saint Paul ne peut plus retenir dans sa poitrine le chant de l’humanité triomphante, il s’écrie : Il n’y a plus de Juif ni de Grec, il n’y a plus d’esclave ni d’homme libre, il n’y a plus d’homme ni de femme, mais vous êtes tous un en Jésus-Christ.(2) O hommes des quatre vents du ciel, hommes qui vous croyez de race et de droits différons, vous ne savez ce que vous dites ; vous n’êtes point ici-bas par mille et par millions, vous n’êtes pas même deux, vous n’êtes qu’un.
Ainsi, non-seulement l’homme, non-seulement l’humanité, mais l’unité de l’homme et de l’humanité. Qui touche à l’homme touche à l’humanité ; et qui touche à l’humanité touche à Dieu qui l’a faite, qui en est le père et le protecteur.
(1) Saint Marc, chap. 16, vers. 15.
(2) Épître aux Galates, chap. 3, vers. 28.
Jean-Baptiste-Henri-Dominique Lacordaire (1802-1861) était un prédicateur renommé et restaurateur de l’Ordre des Prêcheurs (les Dominicains) en France. Il était un grand ami de Frédéric Ozanam (en fait, il est l’auteur d’une biographie très intéressante sur Ozanam) et très proche de la Société de Saint-Vincent-de-Paul.
Image : Lacordaire, peint par Louis Janmot (1814-1892), ami de Frédéric Ozanam et l’un des premiers membres de la Société de Saint-Vincent de Paul.
*Source: R. P. H.-D. LACORDAIRE CONFÉRENCES DE NOTRE-DAME DE PARIS. TOME DEUXIÈME. Auteur : Jean Baptiste Henri Dominique Lacordaire.
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