À ceux qui accusent l’Église d’être responsable des inégalités
Conférences de Notre-dame de Paris, du Père Lacordaire, TOME DEUXIÈME, p. 305-315
TRENTE-TROISIÈME CONFÉRENCE. DE L’INFLUENCE DE LA SOCIÉTÉ CATHOLIQUE SUR LA SOCIÉTÉ NATURELLE QUANT A LA PROPRIÉTÉ. Voici la première thèse soutenue contre le droit évangélique. « Vous vous vantez, nous dit-on, d’avoir travaillé pour les faibles contre les forts ; mais si telle a été l’intention de l’Évangile, son devoir n’était-il pas de mettre un terme à l’inégalité qui règne ici-bas dans le partage des biens ? S’il est vrai que la justice soit le fondement de la société naturelle, l’un des principaux objets de cette justice, c’est le partage équitable des biens. Or, les biens sont-ils équitablement partagés ? N’y a-t-il pas des hommes qui meurent d’ennui dans l’abondance, et qui, après avoir assouvi leurs passions, ne savent plus que faire du reste, tandis que d’autres, en grand nombre, languissent dans la misère et trop souvent dans l’inanition! Eh bien, vous. Évangile, vous, hommes du droit évangélique, qu’avez-vous fait contre cet horrible abus ? Qu’avez-vous fait contre le riche en faveur du pauvre ? Ce que vous avez fait! vous avez consacré l’inégalité des biens, vous l’avez sanctionnée, vous l’avez placée sous la protection de Dieu et de Jésus-Christ; vous avez déclaré que les uns devaient tout avoir, les autres se contenter de tendre la main et de ramasser, sous le nom d’aumône, les miettes que le riche voudrait bien laisser tomber de sa table et de son luxe. Voilà ce que vous avez fait sur une question si grave, qui touche à la fie et à la mort de l’humanité. Nous en demandons compte à l’Évangile, à l’Église, à cette puissance dont tous disposez depuis tant de siècles, à ce droit nouveau dont vous êtes si vains, et qui n’a servi qu’à sanctifier dans la propriété la source vive de toute injustice et de toute misère. »
Je ne déguise pas l’objection, Messieurs, et je la combattrai avec autant de franchise que j’en mets à 1 exposer. Mais je la combattrai sans manquer d’égards pour ceux qui s’en préoccupent … La société, dit-on, serait seule propriétaire du sol et du travail ; mais qu’est-ce que la société ? En apparence, c’est tout le monde ; en réalité, quand il s’agit d’administration et de gouvernement, c’est toujours un nombre d’hommes excessivement limité. Que la société s’appelle monarchie, aristocratie ou démocratie, elle est toujours représentée et conduite par deux ou trois hommes, que la suite des choses humaines appelle au pouvoir et rend dépositaires de tous les élémens sociaux. Â vingt ans, on ne le croit pas ; à quarante, on n’en doute plus : on sait que le gouvernement positif, malgré toutes les combinaisons imaginables, tombe toujours entre les mains de deux ou trois hommes, et que, ces trois hommes morts, il en vient immanquablement trois autres, et ainsi à jamais.
On sait qu’à cause de cela même, il est nécessaire d’opposer au pouvoir des points d’arrêt d’une force invincible, sans quoi la société s’abîmerait dans une autocratie tellement étroite, que la terre ne serait pas habitable un quart d’heure. Or, la propriété est un de ces points d’arrêt, une force invincible communiquée à l’homme, qui unit sa vie d’un jour à l’immortalité de la terre, à la puissance du travail, el lui permet de se tenir debout, ses mains sur sa poitrine et le sol sous ses pieds. Ôtez-lui le domaine de la terre et du travail, que reste-t-il, qu’un esclave ? Car il n’y a qu’une définition de l’esclave : c’est l’être qui n’a ni terre, ni travail à lui. … Je me défie beaucoup de la nature entre les mains de quelques hommes, dirigeant en souverains l’activité d’une nation. Mais, quoi qu’il en soit, voyons le résultat sous le rapport de l’égalité. Aujourd’hui, je suis pauvre, mais j’ai des raisons de me consoler : si je n’ai pas la terre, j’ai de l’esprit, du cœur, mon dévouement, ma foi. Je me dis qu’après tout, le sort y aidant, j’aurais pu, comme un autre, tenir une plume ou un pinceau. Dieu ne m’a pas tout ôté ni tout donné à la fois ; il a distribué ses dons. Mais voici bien un autre ordre : la capacité est la mesure de tout. Mon dîner se pèse au poids de mon esprit ; je reçois avec une ration de nourriture une ration officielle d’idiotisme. Je n’étais que pauvre d’occasion, me voilà pauvre de nécessité ; je n’étais petit que par un côté, me voilà petit par tous. La hiérarchie sociale devient une série d’insultes, et l’on ne peut y boire un verre d’eau sans discerner à sa couleur la nuance juste de son indignité. En un mot, l’inégalité n’était qu’accidentelle entre les hommes, la voilà logique, et la servitude universelle a pour adoucissement la domination des gens d’esprit sur la plèbe des incapacités. C’est là, encore une fois, ce qu’on reproche à l’Évangile de n’avoir pas établi ! Et pourtant … les hommes qui ont appelé au jour de si étranges pensées n’étaient pas des hommes vulgaires, et plusieurs mêmes étaient des hommes de dévouement. Mais il n’y a rien où Von n’arrive lorsqu’on sort de la nature pour sortir du mal, et surtout lorsqu’on sort de l’Évangile, en voulant mieux faire que lui.
Jean-Baptiste-Henri-Dominique Lacordaire (1802-1861) était un prédicateur renommé et restaurateur de l’Ordre des Prêcheurs (les Dominicains) en France. Il était un grand ami de Frédéric Ozanam (en fait, il est l’auteur d’une biographie très intéressante sur Ozanam) et très proche de la Société de Saint-Vincent-de-Paul.
Image : Lacordaire, peint par Louis Janmot (1814-1892), ami de Frédéric Ozanam et l’un des premiers membres de la Société de Saint-Vincent de Paul.
*Source: R. P. H.-D. LACORDAIRE CONFÉRENCES DE NOTRE-DAME DE PARIS. TOME DEUXIÈME. Auteur : Jean Baptiste Henri Dominique Lacordaire.
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