Bienheureux les pauvres en esprit
Conférences de Notre-dame de Paris, du Père Lacordaire, TOME DEUXIÈME, p. 121-127
Bienheureux les pauvres en esprit, parce que le royaume du ciel est à eux. Vous vous plaignez de l’insensibilité du riche ; ne faites pas comme lui ; aimez la pauvreté, et donnez du peu que vous avez à ceux qui ont encore moins. Ne dites pas que vous ne pouvez vous priver de votre part si d’autres n’en font autant ; donnez d’abord la vôtre, d’autres donneront aussi la leur ; votre part vous sera rendue au centuple, et l’esprit de pauvreté, sans lois, sans violence, sans dissoudre … détruira l’inimitié du pauvre et du riche, fera de celui-ci un économe et de celui-là un protégé de la Providence.
Sans doute … toute cette doctrine est aussi simple que profonde ; cependant personne ne l’avait trouvée. 11 en est d’elle comme de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ; chimérique avant le succès, tout le monde fut surpris de n’en avoir pas eu l’idée : il ne s’agissait que de monter sur un vaisseau et d’aller tout droit devant soi. Cependant ici nous avons une merveille de plus : la doctrine conçue et publiée n’est que peu de chose encore ; il faut qu’elle arrive à l’efficacité par elle-même sans le secours d’aucune victoire et d’aucune législation. Il faut qu’elle soit acceptée librement, pratiquée librement, et cela contrairement à tous les instincts de l’humanité. On disait à l’homme d’aimer l’homme, lui qui ne l’aimait pas ; on lui disait de servir, lui qui n’aime qu’à être servi ; on lui disait de donner son bien, lui qui avait horreur de se dépouiller. Évidemment la fin et les moyens n’avaient aucune proportion. Et pourtant que n’a pas été le succès ? Je tourne quelques pages de l’Évangile, et je lis : La multitude des croyans n’avait qu’un cœur et qu’une âme ; nul d’entre eux n’appelait sien ce qu’il possédait j mais tout leur était commun. On ne voyait point d’indigens parmi eux. Quiconque avait des champs et des maisons les vendait et en apportait le prix, qu’il mettait aux pieds des Apôtres, et l’on en faisait la distribution à chacun selon ses besoins.(1) La république chrétienne était formée ; république nouvelle, inconnue, où tout le monde n’avait qu’un nom, celui de frère. Mais cette république ne devait pas être bornée à un coin du monde, et y demeurer comme une secte heureuse donnant de loin aux hommes l’exemple de la fraternité. La terre avait été mise devant elle comme la seule limite de sa réalisation; elle était appelée à provoquer et à établir partout le partage réciproque du cœur, du travail et des biens.
Elle avait besoin, pour cette grande œuvre, d’un sacerdoce fondé lui-même sur le principe de la fraternité ; elle le créa. Elle destina aux fonctions du gouvernement et de la parole, non les princes et les savans, mais ceux des frères, quelle que fût leur naissance, en qui la charité brillait davantage ; elle choisit l’enfant du pâtre et le fils de l’esclave, elle mit sur leur tête la couronne du prêtre, la mitre de l’évêque, la thiare da pontife, et dit tout haut aux princes de ce monde : Voilà aux genoux de qui vous viendrez chercher la lumière et la bénédiction. Vous, Césars, vous dépouillerez votre orgueil un jour, vous vous abaisserez devant le fils de votre serviteur caché autrefois dans les basses-fosses de votre palais ; c’est à lui que vous confesserez vos fautes, c’est lui qui étendra la main sur vous et qui vous dira : Au nom de Dieu, César, tes péchés te seront remis, va et ne fais plus ce que tu as fait.
Le résultat était facile à prévoir. Dès qui le pauvre et le petit étaient élevés par le mérite même de l’humilité au trône de la parole et au tribunal de la conscience, la nature humaine prenait une dignité tirée de son fond et d’une vertu possible à tous ; ce n’était plus la naissance et la guerre, le hasard et l’habileté, sources diverses d’exclusion et d’oppression ; ce n’était plus l’égoïsme, mais la charité qui tenait le sceptre des destinées de l’humanité. L’esclavage perdait toute signification, et cela sans luttes entre les maîtres et les esclaves, sans révolution précipitée et sanglante, par le seul cours des choses.… Mais l’esclavage à détruire n’était pas toute l’œuvre de la fraternité, il fallait encore pourvoir au service des misères humaines. La doctrine catholique créa pour elles le service gratuit, c’est-à-dire un service de dévouement, sans autre récompense que le strict nécessaire de l’être dévoué. Ce service entraînait nécessairement la chasteté absolue ; il substituait à la famille le genre humain tout entier. Je n’en ferai pas l’histoire … qui ne la connaît ? Qui ne sait avec quelle ingénieuse fécondité la doctrine catholique a pourvu de pères et de mères tous les malheurs ? Épiant dans chaque siècle la misère qui lui était propre, elle lui a suscité chaque fois des serviteurs nouveaux. Elle a fait la sœur de charité aussi facilement qu’elle avait fait le chevalier de Malte, le frère des écoles chrétiennes aussi bien que le frère de la Merci, l’ami du fou comme l’ami du lépreux. Chaque jour encore vous avez sous les yeux l’exemple de ces créations, où la puissance de la charité prend corps à corps la puissance de la misère, et ne lui permet pas de toucher le point le plus obscur de l’humanité sans y porter la main après la sienne ; ainsi s’est établi le règne de la fraternité parmi les hommes, œuvre incroyable, même à qui la voit, et dont il faut que je vous demande l’explication.
Je vous demande quelle est la cause d’un si étrange phénomène, après tant d’autres que nous avons déjà vas. Pourquoi et comment la doctrine catholique a-t-elle été seule efficace pour abolir la servitude, pour transformer le cœur du riche et celui du pauvre, pour organiser ce service volontaire et gratuit qui couvre encore l’Europe, malgré la conspiration de tant d*hommes qui s’efforcent de l’anéantir ? Je vous demande comment cela s*est fait, comment se fait-il que cette doctrine catholique, qui seule déjà produit l’humilité, la chasteté, l’apostolat, soit la seule aussi qui produise la fraternité ? … La beauté, disions- nous, est la cause unique de l’amour ; il faut donc que la religion catholique ait revêtu l’homme d’une beauté qu’il n’avait pas auparavant. Mais laquelle ? Si je vous regarde au dehors, vous n’êtes pas changés, votre visage est celui de l’antiquité, et même vous avez perdu quelque chose dans la rectitude des lignes de la physionomie. Quelle beauté nouvelle avez- vous donc reçue ? Ah! une beauté qui vous laisse hommes, et qui est pourtant divine! Jésus-Christ a mis sur vous sa propre figure, il a touché votre âme avec la sienne, il a fait de vous et de lui un seul être moral. Ce n’est plus vous, c’est lui qui vit eu vous.
(1) Actes des Apôtres, chap. 4, vers. 32 et suiv
Jean-Baptiste-Henri-Dominique Lacordaire (1802-1861) était un prédicateur renommé et restaurateur de l’Ordre des Prêcheurs (les Dominicains) en France. Il était un grand ami de Frédéric Ozanam (en fait, il est l’auteur d’une biographie très intéressante sur Ozanam) et très proche de la Société de Saint-Vincent-de-Paul.
Image : Lacordaire, peint par Louis Janmot (1814-1892), ami de Frédéric Ozanam et l’un des premiers membres de la Société de Saint-Vincent de Paul.
*Source: R. P. H.-D. LACORDAIRE CONFÉRENCES DE NOTRE-DAME DE PARIS. TOME DEUXIÈME. Auteur : Jean Baptiste Henri Dominique Lacordaire.
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