Le monde souffre les effets d’une pandémie causée par la Covid-19. Les pandémies n’ont rien de nouveau dans l’histoire de l’humanité. En fait, elles sont malheureusement trop courantes, nous en avons connu plusieurs au cours du 21è siècle[1].
Saint Vincent et la peste
Saint Vincent de Paul a également vécu une pandémie de peste qui, au milieu du XVIIe siècle, a dévasté la France, le nord de l’Italie et la Pologne[2]: « Les missionnaires ont fait face à la guerre, à la faim et à la peste, entre 1630 et 1645; dix missionnaires et de nombreuses Filles de la Charité ont parcouru la Picardie et la Champagne; saint Vincent lui-même a visité et observé l’impact et le travail en cours. […] Les pauvres étaient partout, et Vincent et Louise ont organisé et géré l’aide et les secours fournis »[3].
Les épidémies au 19e siècle
Il y a eu plusieurs pandémies en Europe au 19è siècle, principalement le choléra et la typhoïde. La France a été particulièrement touchée par la deuxième pandémie de choléra (de 1827 à 1835). Ceci, comme nous le notons, coïncidait avec la date de la fondation de la première Conférence de Charité (1833), qui devint peu après la Société de Saint-Vincent de Paul (SSVP). Il n’est pas déraisonnable de penser que cette urgence sanitaire a influencé la fondation de la SSVP. Lors d’une des conférences d’histoire, Ozanam a été très touché par l’accusation selon laquelle l’Église catholique n’avait pas fait grand-chose ou rien pour les nécessiteux : certains jeunes ont critiqué l’Église pour n’avoir rien fait de remarquable dans la société de l’époque, malgré les grandes œuvres qu’elle avait réalisés dans le passé. Cet incident, véritable germe de l’initiative de fonder la première conférence de charité, a profondément marqué Frédéric Ozanam, poussé à s’exclamer: « le reproche était bien mérité »[4]. Cela, en pleine pandémie de choléra à Paris, a certainement été l’un des aspects qui ont inspiré l’initiative de faire quelque chose pour ceux qui se trouvaient dans le besoin ou faisaient face à des pénuries.
Frédéric Ozanam mentionne pour la première fois cette pandémie dans une lettre à sa mère du 8 avril:
Le choléra s’est propagé horriblement [à Paris]; en quinze jours, il a frappé 3 075 personnes, faisant 1 200 morts. Hier, 717 nouveaux cas ont été signalés, et des charrettes sont vues dans les rues chargées de cinq, dix ou douze cercueils. […] C’est horrible. La conférence à laquelle j’appartiens a réservé une petite somme de 15 francs de la collection.
Dans une lettre du 26 mai 1832, il décrivit plus avant les efforts des étudiants parisiens pour aider les personnes touchées par le choléra :
Des collectes sont organisées partout pour les personnes atteintes de choléra, pour les orphelins, etc. Personne ne peut refuser, en conscience; nous nous joignons à eux avec enthousiasme, sans y penser, et ainsi le sac se vide, mais au moins cet argent n’est pas gaspillé; il reviendra un jour.
À cette époque, Frédéric était locataire dans la maison d’André-Marie Ampère, le célèbre mathématicien et physicien français. Comme de nombreuses personnes étaient mortes en quelques jours, Ampère disait chaque soir à Frédéric: «Ozanam, si le choléra me frappe ce soir, je vais cogner sur le plancher avec mon bâton. Ne venez pas m’aider, allez vite trouver mon confesseur »[6].
À Paris, à cette époque, «le choléra était synonyme de mort et de terreur. À un moment donné, il y avait jusqu’à 1 300 décès chaque jour. L’épidémie a balayé la quasi-totalité d’un côté de la rue Fossés-Saint-Victor, tandis que la maison d’Ampère de l’autre côté de la rue semblait sûre à ce moment-là. Ozanam a écrit à sa mère, traduisant un psaume de l’office des Complies: «Il en tombera mille à ton côté, et dix mille à ta droite ; mais la mort n’approchera point de toi, car vous avez dit: Toi, Seigneur, tu es mon espérance; et tu as établi le Souverain pour refuge»[7]. Nous n’avons plus cette lettre, avec sa foi et son courage admirables; mais on nous dit que Mme. Ozanam l’a lu à tous ses amis, avec des larmes d’une tendresse indescriptible »[8].
Le choléra s’approcha également de Lyon, où se trouvait Ozanam le 23 septembre 1835:
Les locaux dont [Sœur Rosalie] disposait étaient petits, mais de nombreuses installations leur étaient fournies: clinique, pharmacie, magasin de vêtements, cuisine abordable, école. […] L’épidémie de choléra (1832) a révélé l’exceptionnelle habilité organisationnelle et les compétences de la Mère Supérieure. Les locaux deviennent progressivement le «cœur du quartier», un quartier où, selon son propre récit, il est «difficile de trouver une femme qui ne se souvienne de ses prières»[9].
En 1832, le Père Lacordaire, grand ami d’Ozanam et partisan de la SSVP, «devait également se vêtir comme un profane pour pouvoir entrer dans l’un des hôpitaux de Paris, entendre la confession d’un ou deux des malades en train de mourir »[10], en raison des restrictions d’isolement.
Peu de temps après, Ozanam mentionne à nouveau la pandémie à son ami Joseph Arthaud, dans une lettre du 22 août 1835 :
Nous sommes constamment en danger de choléra ici. Déjà le sacrifice de soi et la fuite sont tous deux en évidence, les gens crient face à l’épidémie. Si Notre-Dame de Fourvière[11] ne nous protège pas de l’épidémie, nous serons très dignes de pitié.
Le 21 septembre 1835, Ozanam écrit à Henri Pessonneaux et lui décrit la situation d’isolement dans laquelle il vivait, semblable à la nôtre à cause de la Covid-19 :
La peur du choléra a gelé les cœurs lorsque nous nous rencontrons; nous sommes isolés et sauvages; on ne peut pas manger avec des amis ou faire des promenades à la campagne.
Le choléra s’approcha également de Lyon, où se trouvait Ozanam le 23 septembre 1835. Il écrivit à François Lallier :
Le choléra, qui a si sévèrement puni les provinces du sud, semble approcher de nos portes. Le Rhône passe à une quinzaine de lieues de notre ville, portant devant lui une multitude de fugitifs qui nous apportent des histoires horribles et une peur plus grande que la maladie elle-même. Notre peuple, chaleureux et facilement touché, est profondément ému. Alors que certains esprits grossiers et brutaux commençaient à parler de rumeurs d’empoisonnement et se préparaient à répondre à l’invasion du fléau par des émeutes et de la violence, une foule de gens dévots montèrent la colline vers Notre-Dame de Fourvière et s’agenouillèrent en plein air de l’air, dans l’atrium de l’église, pour chanter des chants douloureux; en même temps, de nombreuses personnes désintéressées sont venues s’occuper des pauvres lorsque l’épidémie est arrivée; plus de quinze adolescents se sont inscrits à l’avance.
Les membres de la SSVP faisaient partie de ceux qui se sont portés volontaires pour aider les pauvres pendant la pandémie.
Dans le Bulletin de la Société de Saint-Vincent de Paul en 1849, Frédéric Ozanam décrivait le travail des compagnons durant l’épidémie. Sur une période de deux mois, certains d’entre eux, dirigés par sœur Rosalie, ont travaillé « comme les premiers fondateurs de la Société, quinze ans auparavant »[12].
Dans le même temps, et pour les mêmes raisons, Frédéric organise un groupe de jeunes «le 22 avril 1849, avec ses collègues du Conseil Général, formant une association d’une quarantaine d’âmes courageuses»[13] pour aider ceux qui ne peuvent être emmenés à l’hôpital. Et comme rapporté lors de l’assemblée générale suivante du 19 juin, ces premiers soignants de la Société de Saint-Vincent de Paul « étaient passés de quarante à cent douze »[14].
L’atmosphère dans la ville était sombre, comme Ozanam l’a décrit dans une lettre:
Des rues entières se sont dépeuplées en quelques nuits, mais en même temps, une moisson de grâce a été recueillie partout. […] Tous souhaitaient mourir avec un prêtre à leurs côtés. […] C’était émouvant de voir ces jeunes qui, mus par la seule pensée de la gloire du Sauveur […], allaient dans les quartiers infectés pour aider les malades et enterrer les morts…[15]
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C’était aussi une épidémie qui fut à l’origine de la branche féminine de la SSVP en Italie[16]. En 1855, la ville de Bologne est frappée par une grave épidémie de choléra. Les membres ont fait tout leur possible pour aider les familles touchées par la maladie, à la maison ou à l’hôpital. Cependant, suivant une clause de la Règle de la SSVP, les hommes ne pouvaient pas aider les femmes célibataires, surtout si elles étaient jeunes. Certaines femmes et des proches des membres, dirigées par Celestina Scarabelli et encouragées par Antonio Costa (président des Conférences en Italie), ont proposé de venir en aide aux femmes malades.
L’engagement de ces femmes a été très apprécié; Antonio, qui ne souhaitait pas entraver leurs efforts, a suggéré de mettre en place une conférence de femmes, à l’instar de celles des hommes. Ainsi, le 10 janvier 1856, la première réunion de la conférence des femmes eut lieu, et leur nombre augmenta rapidement, se répandant non seulement dans toute l’Italie, mais aussi en France, au Chili, au Pérou, aux Philippines et dans de nombreux autres pays. Après quelques années, elles furent reconnues par le pape Pie IX qui, dans un mémoire du 25 février 1875, a accordé à toutes les conférences féminines, «dans le diocèse de Bologne et dans tout autre diocèse, légitimement établi et à établir, les mêmes indulgences déjà accordées aux conférences masculines, afin que leur travail produise des fruits abondants et dignes »[17].
La SSVP et l’épidémie actuelle
Dans sa Règle, la Société de Saint-Vincent de Paul déclare: « La vocation des membres de la Société […] est de suivre le Christ en servant ceux qui sont dans le besoin […]. Aucune œuvre de charité n’est étrangère à la Société. Son action comprend toute forme d’aide visant à soulager la souffrance ou la misère, et à promouvoir la dignité et l’intégrité de l’homme dans toutes ses dimensions »[18].
Nous sommes actuellement assiégés par une pandémie mondiale, qui nous pousse à redoubler d’efforts au nom des personnes les plus directement touchées par cette maladie ; pas seulement les malades, qui ont besoin d’être soutenus et aidés à la fois matériellement et spirituellement (toujours selon les normes de santé et de sécurité des experts), mais aussi les personnes affectées par les conséquences de la pandémie: chômage, perte ou réduction de leurs ressources économiques, une pauvreté croissante qui va sans aucun doute s’aggraver du fait de la crise économique mondiale qui se profile déjà.
L’exemple de saint Vincent de Paul, de nos frères et sœurs vincentiens du passé et d’autres personnes de foi bien connues, nous incite à relever ces défis extraordinaires avec force et créativité. Beaucoup reste à faire pour soulager les besoins de millions d’êtres humains qui tomberont malheureusement dans la pauvreté à la suite de cette pandémie.
De nombreuses initiatives sont déjà en cours, au sein de la SSVP et de la Famille Vincentienne, pour améliorer la vie de toutes les personnes concernées.
Notre Seigneur Jésus-Christ, la Bienheureuse Vierge Marie et Saint Vincent de Paul, que les membres de la Société de Saint-Vincent de Paul ont prié pour leur protection, pour tous ceux qu’ils aident et pour tout le travail qu’ils font, nous accompagneront dans cette voie de la charité, cœur de la foi et de l’espérance chrétiennes.
Notes :
[1] Le monde a connu un certain nombre de pandémies ou d’épidémies au cours du 21e siècle, qui ont touché plusieurs pays; on peut citer le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère); H1N1 (grippe aviaire, qui s’est propagée dans le monde entre 2004 et 2006); et l’épidémie d’Ebola (de 2014 à 2016), qui s’est propagée dans une grande partie du continent africain, dans certaines parties de l’Europe et aux États-Unis.
[2] La peste fait des ravages «à Bovesinado en 1625, à Digne et Montpellier en 1629, à Moulins en 1630, à Paris en 1631-1633. Il n’y avait, en effet, ni ville ni région de France qui n’ait pas souffert de terribles épidémies, surtout sous le règne de Louis XIII. La police a appliqué les mesures les plus draconiennes, visant à la fois à calmer la population et à arrêter la contagion. Une croix a été placée sur le devant des maisons où vivaient les pestiférés, pour avertir les gens de ne pas entrer; les derniers rites ne pouvaient être administrés que la nuit, sans sonnerie. La noblesse de la région était interdite de fuir, les cloches ne pouvaient pas sonner, les bénitiers d’eau bénite devaient être vidés. (…) Monsieur Vincent a défié toutes ces instructions » (André DODIN,« Saint Vincent et les malades », dans Annales de la Congrégation de la Mission et des Filles de la Charité, édition 1974).
[3] Jean-Pierre RENOUARD, CM, «La peste à l’époque de Saint Vincent», sur https:// cmglobal.org/
[4] Frédéric Ozanam, discours à la Conférence de Florence, 1853.
[5] Ozanam faisait partie d’un certain nombre de groupes de discussion pour les étudiants universitaires, connus sous le nom de conférences (de droit, d’histoire).
[6] Raphaëlle Chevalier-Montariol (ed), « Notes biographiques sur Frédéric Ozanam, par Amélie Ozanam-Soulacroix », Frédéric Ozanam : actes du colloque des 4 et 5 décembre 1998, p. 313.
[7] Voir Ps. 91, 7-10.
[8] Mgr. BAUNARD, Frédéric Ozanam dans sa correspondance, chapitre 3.
[9] Gérard Cholvy, Frédéric Ozanam : L’engagement d’un intellectuel catholique au XIXe siècle. París: Fayard, 2003, chapitre 5.
[10] Ibid.
[11] La basilique Notre-Dame de Fourvière est située au sommet de la colline du même nom à Lyon. La dévotion à la Vierge Marie de Fourvière ou bien à Notre-Dame de la Médaille Miraculeuse entre autres titres, a énormément augmenté à cause de la pandémie: «la récente épidémie de choléra a grandement contribué à la croissance de la dévotion mariale» (Cholvy, ibid).
[12] Bulletin de la Société de Saint Vincent de Paul, vol. 1 (1849), 250-252.
[13] Mgr Baunard, o. c., chapitre 21.
[14] Ibid.
[15] Voir Lettre à Mme Soulacroix, 6 juin 1849.
[16] Au début, la SSVP était une organisation exclusivement masculine.
[17] Anonyme, “La Società Femminile di San Vincenzo de Paoli”, disponible sur le web http://www.sanvincenzoitalia.it/chi-siamo/origini/societa-femminile/
[18] Règle de la Société de Saint-Vincent de Paul (2003), n ° 1.2 et 3.
Javier F. Chento
@javierchento
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