Journaux vincentiens : A la vue de tous. Invisibles pourtant
Un samedi soir, les rues de Londres se transforment en une scène avec un projecteur sur les acteurs quotidiens de petites tragédies, de grandes comédies, de romances prometteuses. Les scènes peuvent être éphémères, presque inaperçues ; ou bien elles se déroulent sur la scène centrale – l’acte principal – avec le reste du monde qui se transforme en un public captivé en attente de la grande finale.
Sur la ligne de touche, des petites pièces séparées semblent suivre leur cours. Inaperçues par la majorité. Elles racontent des histoires dont trop de gens ne veulent pas entendre parler : les histoires des milliers de personnes sans-abri dans les rues de Londres.
Je ne me souviens pas de la première fois que je me suis assise pour écouter, ni pourquoi, mais je sais que depuis, je n’ai pas pu arrêter d’écouter. Les gens à qui j’ai parlé m’ont ouvert le monde ; aucune école n’aurait pu m’offrir de meilleurs professeurs. Leurs histoires étaient aussi différentes que la vie pouvait le faire et pourtant, elles se ressemblaient tellement.
Un homme m’a dit qu’il vivait dans la rue depuis plus de 40 ans. Depuis ses 17 ans. Après la mort inattendue de sa mère célibataire alors qu’il était parti en colonie de vacances. Cela aurait dû être une période heureuse et sans tracas ; au lieu de cela, c’est devenu le moment qui a fait dérailler toute sa vie. Personne ne l’a aidé. Pas de famille vers qui se tourner. Aucun système de soutien de l’État n’offrait d’aide. Seule une hypothèque qu’il ne savait pas comment payer. Alors il a perdu la maison. Dans son chagrin et son désespoir, il n’a pas pu poursuivre ses études, ni trouver un emploi. Il n’était qu’un enfant ; il s’est retrouvé dans la rue.
Près d’un demi-siècle plus tard, il était toujours là. Son visage racontant des moments douloureux, d’inquiétude et de chagrin. Son corps vieux au-delà de son âge, marqué par des années de résistance aux saisons. Quand je lui ai posé des questions sur l’accès aux services, l’obtention de soutien pour qu’il puisse emménager dans un logement, il m’a simplement répondu Non. Après toutes ces années passées dans la rue, il n’imagine pas sa vie à l’intérieur.
Un autre homme était sans abri depuis quelques années seulement quand je lui ai parlé. Je lui ai demandé ce qui s’était passé et son chagrin était palpable dans chaque mot qu’il disait. Il souffrait de dépression et d’anxiété depuis qu’il avait perdu sa petite amie dans l’incendie de leur appartement. Incapable de faire face à la situation, il a été dans l’impossibilité de travailler ou de se rendre à des rendez-vous avec les autorités locales. Il n’a pas fallu longtemps avant que ses prestations ne soient sanctionnées, ce qui l’a jeté dans l’itinérance ; sa dépression et sa culpabilité l’ont maintenu là.
Et une jeune femme était venue à Londres avec l’espoir d’une vie meilleure. Il n’y avait rien dans son pays d’origine – pas de travail, pas de perspective. Quelqu’un lui avait dit qu’il était facile de trouver du travail dans cette ville bourdonnante où elle voulait s’installer. Elle était donc arrivée à Londres avec tous ses rêves de jeunesse et de merveilleuses attentes pour sa vie. La réalité, cependant, s’est révélée être un compagnon cruel.
Au début, elle avait pu subvenir à ses besoins grâce à un petit travail dans une cuisine ; mais cela payait mal et son anglais était trop pauvre pour trouver autre chose. Quand elle a perdu son emploi, elle n’avait pas d’économies sur lesquelles s’appuyer ; et de là, un parcours rapide vers la rue. La nuit, elle comptait sur la pitié des chauffeurs d’autobus pour qu’elle reste à bord le plus longtemps possible – pour assurer sa sécurité. Pendant la journée, elle allait aux différents services pour obtenir de la nourriture, une douche, du soutien. Tout ce qu’elle savait avec certitude, c’est qu’elle ne pouvait pas retourner dans son pays natal – son avenir y semblait plus sombre que dans les rues de Londres.
J’étais nouvelle dans la ville à l’époque ; je n’avais rien d’autre à offrir que de la nourriture et du temps. Cela semblait insuffisant. Et pourtant, les gens semblaient heureux de parler, de me rencontrer sans aucuns préjudices et avec une sincérité que j’admirais.
À maintes reprises, je découvrais le point commun de leurs vies partagées, ce moment où les choses ont mal tourné. Parfois, ces événements étaient collés à leurs histoires comme de sombres nuages d’orage – on pouvait les voir venir lentement et il semblait que ce n’était qu’une question de temps jusqu’à ce qu’ils noient ce qui se trouvait dessous. Mais tout aussi souvent, ces événements qui ont changé leurs vies se sont produits sous la forme de tremblements de terre inattendus qui ont fait s’écrouler leur monde – sans rien pour s’accrocher.
Ces histoires, ces vies sont les vraies tragédies sur la scène de Londres. Elles se jouent chaque jour, chaque nuit. A la vue de tous. Invisibles pourtant.
Journaux Vincentiens examine de plus près certaines des expériences les plus personnelles des Vincentiens travaillant avec des personnes sans-abri, des habitants de taudis et des réfugiés. Ils révèlent des moments qui nous ont inspirés, des situations qui nous ont laissés sans voix et choqué, ainsi que les personnes qui ont croisé nos chemins et nous ont montré qu’il fallait en faire plus.
Ce qui les relie, c’est cet engagement vincentien envers les plus pauvres… et l’espoir qu’en tant que Famille, nous pouvons faire davantage.
Anja Bohnsack, Directrice de la Recherche et du Développement
Source: https://vfhomelessalliance.org/
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