Sœur Rosalie Rendu, Fille de la Charité, est une figure emblématique de l’organisation de la charité dans la première moitié mouvementée du XIXe siècle en France. Réputée pour son travail inlassable auprès des plus démunis dans les quartiers populaires de Paris, son action a transcendé l’assistance matérielle pour devenir un véritable témoignage d’amour chrétien et de justice sociale. Son esprit d’initiative et sa vision ont joué un rôle fondamental dans la création et l’expansion de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, inspirant Frédéric Ozanam et ses compagnons à poursuivre une mission de service engagé. Avec son charisme et sa sagesse, Sœur Rosalie a servi de pont entre les classes sociales, laissant un héritage indélébile dans l’histoire de la charité chrétienne.
Martyre de la Charite: La Bienheureuse Soeur Rosalie
« Martyre de la charité ! ». L’expression est de saint Vincent. Il parle un jour, aux Filles de la charité, de Sœur Marie-Joseph d’Étampes, une ces premières, et dit-elle : « Cette bonne fille peut être appelée martyre de la charité. Pensez-vous qu’il y ait de martyrs que ceux qui répandent leur sang pour la foi ? Par exemple ces filles qui vont trouver la reine, c’est un martyre ; car encore qu’elles ne meurent pas, elles s’exposent au danger de mourir, et cela pour l’amour de Dieu ; comme tant de bonnes filles qui ont consumé leur vie au service des pauvres, c’est un martyre » 1.
Sœur Rosalie est de cette trempe. Par sa vie, ses œuvres, sa spiri- tualité, elle résume cette vision idéale dépeinte par le saint de la cha- rité ; on peut dire qu’elle a parfaitement réalisé ce qu’il enseignait encore : « Quiconque donne sa vie pour Dieu est réputé martyr. Et il est certain que nos vies sont abrégées par le travail que vous avez ; et par tant vous êtes martyres » 2. Même à partir des clichés imparfaits que nous avons d’elle, un œil exercé découvre sur son visage des traits qui indiquent la ténacité et la force : lèvres serrées et yeux perçants. Comment ne pas penser au mot de saint Luc : « Prenant la route de Jérusalem, Jésus durcit sa face » ? 3. Cette femme était audacieuse et volontaire. Elle se situait dans le droit fil du « davantage vincentien ».
Qui est-elle ?
Qu’a-t-elle fait ?
Quelle est l’actualité de son Message ?
Voilà des questions qui nous sollicitent.
I. Une âme hors du commun
Jeanne-Marie Rendu naît le 9 septembre 1786 au village de Confort, dans le Jura. Elle est l’aînée de quatre filles dont une mourra jeune, Jeanne-Françoise. Les parents, propriétaires montagnards à la vie simple, jouissent d’une certaine aisance et d’une réelle estime dans tout le pays. C’est une famille de cultivateurs vivant dans une splen- dide maison dominant les premières pentes du Jura et la vallée de la Valserine. Jeanne-Marie est baptisée le jour même de sa naissance dans l’église paroissiale de Lancrans. Son parrain par procuration est Jacques Emery, ami de la famille et futur Supérieur Général des Sulpiciens à Paris. La mère est un modèle de foi et de charité ; elle élè- vera ses enfants après la mort prématurée de M. Rendu en 1796. L’enfant sera perçue comme vive, croyante, bonne et espiègle, taquine, voire capricieuse. Elle aimait les pauvres.
La Révolution Française, avec ses années de Terreur, est ressentie aussi dans le petit village de Confort. Un oncle de Jeanne-Marie est fusillé à Gex. Les prêtres, qui ont refusé le Serment Constitutionnel, doivent se cacher ou émigrer pour échapper à la prison et à l’échafaud. Beaucoup sont guillotinés ! La maison de la famille Rendu accueille ceux qui fuient. Un temps, ce sera l’Évêque de Genève, Mgr Marie- Joseph Paget, qui viendra demander asile. Il fera l’office de jardinier et sera désigné sous le nom de Pierre. Jeanne Marie est intriguée, car il lui semble que cet employé n’est pas traité comme les autres. Et voilà qu’elle découvre que ce jardinier célèbre la messe. Elle n’ose parler de sa découverte. Mais un jour, où après une dispute avec ses petites sœurs, sa maman s’apprête à la punir, elle clame : « Si vous me punissez, je dirais que Pierre n’est pas Pierre ! ». Madame Rendu est inter- pellée, consciente du danger. Si sa fille parle, la maison sera perquisi- tionnée, les parents et les prêtres cachés arrêtés et fusillés. J’aime à ce sujet cette remarque de Sœur Elizabeth Charpy qui a présenté la bien- heureuse en différentes occasions : « Avec tendresse empreinte de fer- meté, Madame Rendu explique la situation à sa petite fille de 7 ans. Très jeune, Jeanne Marie partage les secrets de sa famille. Elle apprend à dis- cerner ce qu’elle doit dire ou taire. Sa personnalité se forge durant ses rudes années. Sa formation chrétienne, reçue au cours de cette époque difficile, sera solide. Jeanne-Marie se souviendra de sa première com- munion reçue, une nuit, au cours de la messe célébrée dans la cave ». En avril 1793, l’Évêque pourra rejoindre le Piémont à Turin chez les Lazaristes. On était déjà en famille !
Au lendemain de la Terreur, les esprits s’apaisent et petit à petit, la vie reprend son cours normal. Madame Rendu, soucieuse de l’édu- cation de sa fille aînée, l’envoie chez d’anciennes Sœurs Ursulines de Gex, sur les recommandations de Sr Suzanne, Supérieure des FIlles de la Charité de l’Hôpital et amie de Mme Rendu. Jeanne-Marie demeure une année dans ce pensionnat, puis est placée un temps dans un pensionnat de demoiselles créé par des ecclésiastiques à Carouge près de Genève. Elle est dégrossie sur le plan culturel, sans jamais être une intellectuelle.
Mais un seul désir l’habite, rejoindre l’hôpital où les Filles de la Charité de Gex assurent les soins aux malades. Une idée surgit : faire un séjour de six mois chez les sœurs pour participer aux soins des malades. C’est un premier déclic et voilà qu’un événement va hâter sa décision. Jeanne-Marie apprend qu’Armande Jacquinot, une jeune fille de Lancrans, village proche de Confort, va partir à Paris pour devenir Fille de la Charité. Elle n’a plus qu’un désir, aller la rejoindre. Jeanne Marie saute sur l’occasion et elle supplie sa mère de la laisser partir. Jusqu’au costume des sœurs qui l’attire ! Ayant questionné Monsieur le curé-doyen de Gex, Madame Rendu, heureuse mais très émue de la vocation de sa fille, acquiesce à sa demande. Elle quitte sa maison et son pays de Gex pour toujours sans état d’âme particulier, heureuse d’être déjà donnée.
Présentée par son parrain, l’ami de son grand-père, M. Emery, qui vit en civil rue St Jacques, elle fait la connaissance de la Mère Deleau, la Supérieure Générale des Filles de la Charité ; le 25 mai 1802, elle entre au noviciat de la Maison Mère d’alors, rue du Vieux Colombier à Paris 4. Elle va avoir seize ans.
La restauration de sœurs dans leurs pleins droits amène un durcissement de la Règle. On exige beaucoup de chacune ; M. Emery aide au redémarrage devant la dispersion des prêtres de la Mission. Il est Providence pour sa filleule : « Je le regardais comme un oracle ! écrit-elle ». Et lui de lui enseigner cette phrase devenue mé- morable : « Mon enfant, il faut qu’un prêtre et une Sœur de Charité soient comme une borne qui est au coin d’une rue et sur la quelle tous ceux qui passent puisent se reposer et déposer les fardeaux dont ils sont chargés ».
La forte tension de l’esprit de la jeune novice pour bien corres- pondre aux exigences de sa nouvelle vie, et le manque d’exercice phy- sique retentissent sur sa santé. Elle est d’une extrême sensibilité physique 5 et morale. Elle ressemble en cela à la future fondatrice de sa congrégation, Louise de Marillac. Le médecin consulté prescrit un changement d’air. Son parrain, Monsieur Emery suggère de lui per- mettre une activité près des pauvres. Ce sont eux qui vont l’équilibrer. Sa nature généreuse va y trouver une force ; elle sera « toute donnée à Dieu au service des pauvres ». Jeanne-Marie est donc envoyée à la maison des Filles de la Charité de la rue des Francs Bourgeois. Elle y rencontre comme Supérieure une femme intelligente et compréhen- sive, Sr Marie-Madeleine Tardy. Quant à elle, elle reçoit le nom de Sœur Rosalie.
Elle va vivre et agir désormais dans un quartier marqué par une extrême pauvreté. Il faut relire les pages de Monsieur Claude Dinnat consacrées à la description du fameux quartier Mouffetard. Des ouvriers sont là privés de la liberté de travail, taillables et corvéables à merci ; le chômage est congénital, l’insécurité totale. C’est le Paris de la faim. On dit communément que la population est sauvage, barbare, nomade, « peuple horrible à voir, hâve, jaune, tanné » 6. À cela s’ajoutent les cabarets, sources d’ivrognerie et de querelles, la prostitution, le vol et le brigandage. Un quartier à hauts risques, dirait-on aujourd’hui. Sœur Rosalie va vivre dans ces basses eaux, le cinquième arrondisse- ment du Paris de nos jours 7.
Elle commence par enseigner même si ses connaissances sont élémentaires ! Elle peut apprendre aux enfants des pauvres à lire et à écrire et d’autre part visiter les pauvres à domicile. Là est son pa- radis. Une épreuve l’attend pourtant : on lui demande d’aider un prêtre fou dit possédé. Lorsqu’il l’aborde, elle fuit ! Sain réflexe ; pres- que dans le même temps, on éprouve son obéissance. La sœur assis- tante l’appelle à la Maison Mère ; elle y reste 10 jours, joyeuse et donnée, puis soudain est renvoyée d’où elle vient par la Supérieure Générale.
Vêtue d’une cape noire — l’habit n’étant pas encore rétabli, en 1807, à 21 ans, la jeune Rosalie, entourée des Sœurs de sa commu- nauté, avec émotion et une profonde joie, s’engage pour la première fois par vœux, au service de Dieu et des pauvres. Les témoins parle- ront alors de ce qui émane d’elle, ferveur, courage, entrain, dévoue- ment ce qui correspond bien à sa nature initiale transformée par la grâce. Sœur Rosalie sera à l’œuvre dans le quartier Mouffetard jusqu’à sa mort en 1856, 54 années durant.
II. Le temps des œuvres
Elle passe outre les foucades de l’Empereur concernant l’accom- pagnement des Filles de la Charité par le Supérieur Général des Prêtres de la Mission, Monsieur Hanon. Pour elle, elle veille surtout à ce que les pauvres soient servis ; ce sont « nos seigneurs et nos maîtres ». Le reste est remous de l’histoire qui d’ailleurs court vers sa ruine ! De l’épopée napoléonienne, elle en connaît surtout les revers.
Après un bref intérim de Sr Tardy, elle devient Supérieure tandis que la communauté se déplace sur le quartier, rue de l’Épée-de Bois en 1817. Les locaux sont plus grands.
Elle trouve sa véritable vocation, sœur de la rue ! Elle y excelle et devient exemplaire.
Elle s’entoure des collaborateurs dévoués et efficaces. Elle ramasse surtout de l’argent, beaucoup d’argent pour l’usage du service des pauvres.
Elle installe un véritable bureau de bienfaisance qui fournit nour- riture, vêtements et argent. Ses premières collaboratrices sont les Dames de la charité.
Les malades deviennent prioritaires ; par exemple en 1848, dans un rapport envoyé à M. Étienne, Économe des Lazaristes, elle notera 475 visites de malades. Devoir sacré pour elle et ses compagnes im- médiates.
Elle secourt sans se lasser toutes les misères de l’époque, et elles sont nombreuses. La misère est devenue un lieu commun dans le Paris de Louis-Philippe. L’histoire de France retient les émeutes de 1830, de 1848… Elle est par-dessus tous les conflits, un élément de pacification. La terrible épidémie de choléra de 1832 qui a ravagé ces quartiers a fait d’elle l’un des personnages les plus représentatifs de la charité chrétienne. Son célèbre « parloir » lui permet d’exercer un véritable “ministère de la charité”. Les visiteurs sont chaque jour plus nombreux, le prêtre en quête d’un conseil y côtoie le vagabond à la recherche d’un secours, l’évêque s’y rencontre avec le chiffonnier, la Maréchale de France y croise la marchande des quatre saisons. Charles X, la Reine Amélie, le Général Cavaignac, Napoléon III, l’impératrice Eugénie fré- quentent sa permanence. Bien des personnages importants soutien- nent son action dont Lamennais avec qui elle avait de fréquents entretiens. Plus tard, elle ne parviendra plus à dialoguer avec lui, mys- tère des âmes qui se croisent !
D’aucuns lui reprocheront ces influences. Qu’importe ! Pourvu que les pauvres en soient les bénéficiaires. En cela elle copie à la lettre la vie et les œuvres de saint Vincent et de sainte Louise.
Pour venir en aide à tous ceux qui souffrent et aux différentes formes de pauvreté, la Sœur ouvre un dispensaire, une pharmacie, une école (221 élèves et 2 sœurs institutrices), un orphelinat, une crèche, un ouvroir pour les jeunes filles et femmes pauvres, un patronage pour les jeunes ouvrières, une maison pour vieillards sans ressources. Bientôt, tout un réseau d’œuvres charitables vient contrer une misère sans cesse renaissante.
Elle va jusqu’à aider plusieurs congrégations : la société de St Fran- çois Régis, les pauvres Prêtres, les filles de Notre–Dame de Lorette, les Dames Augustines du Saint Cœur de Marie, des jeunes gens en quête de vocation ou de sens et beaucoup de clercs qui viennent la trouver pour écouter ses conseils, notamment plusieurs prêtres malades, inter- dits ou désespérés…
À la révolution de juillet 1830, pour ses 44 ans, son rayonnement est immense ! Elle veut faire plus encore. Le roi Charles X s’entête et lance ses fameuses ordonnances impopulaires qui déclenchent les trois jours d’émeute. Une vague antireligieuse s’ensuit et des congré- gations sont nommément visées : les Lazaristes, les Missionnaires de France, les Missions Étrangères et les Spiritains. On peut dire que la renommée des Files de la Charité et leur impact sur la société les sauva toutes. La maison de Sœur Rosalie ne souffre pas de cette flambée meurtrière mais reçoit blessés et mourants, une véritable « ambu- lance » ! Il nous est dit de la bienheureuse : « Sœur Rosalie ne quittait pas les barricades ». Elle est la cornette blanche au milieu des combats ! Elle cache les révoltés ; elle soigne les blessés de tous bords. Mais les années qui suivent les trois glorieuses sont mauvaises ; le choléra appa- raît et fait 18 000 morts dont 12 733 pour le mois d’avril 1832. Même Casimir Perier, Président du Conseil meurt de cette épidémie ! Spécialement en 1842 et en 1846, le dévouement et les risques pris par notre Bienheureuse et ses Filles ont frappé l’imagination. On l’a vu ramasser elle-même les corps abandonnés dans les rues. Aussi, sa notoriété dépasse vite son quartier et gagne l’ensemble de la capitale et même les villes de province.
Sous la monarchie de juillet, les choses empirent. Il y a aggrava- tion de la condition ouvrière ; des idées nouvelles surgissent, embryons du catholicisme social…
C’est dans ce quartier Mouffetard, que se fera sa rencontre avec une équipe de jeunes dont Emmanuel Bailly et Frédéric Ozanam, deux des fondateurs des Conférences Saint Vincent de Paul. Ils souhaitent se consacrer à l’aide aux pauvres, aux ouvriers, aux malades. Elle sera pour eux un pédagogue d’autant plus efficace qu’elle-même, fille de “Monsieur Vincent”, est imprégnée de l’esprit du fondateur. Elle leur désigne les familles à visiter, leur fournit, du moins au début, quelque argent et du bon pain, leur prodigue, sans exhortation ni prédication, des conseils pratiques et concrets. L’influence de la sœur a été déter- minante dans le développement de la vocation spirituelle, charitable et sociale de la petite société naissante de Saint Vincent de Paul. Il n’est pas opportun ici de se livrer à de longs développements mais on peut dire avec le Président national français de la Société, Jean Cherville, qu’elle est vraiment cofondatrice : « C’est la sœur Rosalie et personne d’autre, qui a donné à l’intellectuel, au penseur, à l’homme de prière, Frédéric, la dimension pratique qui lui manquait… En ce sens, oui, la bienheureuse Rosalie Rendu a droit au titre de cofondateur de la Société de Saint Vincent de Paul » 8.
Pour l’heure, elle fonde la crèche st Marcel à la suite de l’idée lancée par un certain Marbeau, pour s’occuper des nouveau-nés des femmes du quartier obligées de travailler. Aujourd’hui, c’est l’évidence, de son temps, c’était l’innovation ! Et elle reste présente à tous les chantiers.
Par exemple, la Supérieure du Bon Sauveur de Caen lui envoie de nombreuses personnes à secourir. Elle-même envoie des malades à Caen : 115 lettres sont envoyées à cette femme. Il s’agit de prêtres, des religieuses aliénés ou des gens en perte d’emploi. Elle connaît chaque dossier, chaque cas et signale traitements et taux de pension. L’exactitude et l’organisation sont reines et maîtresses chez elle. Elle ne se laisse pas déborder par la tâche écrasante. Elle sait s’entourer de collaborateurs dévoués et efficaces, de plus en plus nombreux. Les dons affluent, car les riches ne savent pas résister à cette femme per- suasive.
Maintenant, la cinquantaine approchant, sa santé s’altère et ce sont des grippes à répétition et des fièvres qui gênent son travail. Parfois sur le flanc, elle s’obstine. Cette femme est d’airain.
Puis éclate 1848 et la proclamation de la République balaie la monarchie de juillet. « Paris est un volcan », souligne sœur Rosalie. L’enthousiasme est premier et on croit à une révolution de velours tant le consensus paraît grand entre l’État et l’Église mais il faut vite déchanter. Le 15 mai, tout bascule et c’est la fin d’une république de fraternité. Le 22 juin, on supprime les ateliers nationaux, considérés comme une école de fainéantise et de sédition. La répression des bar- ricades par forces de l’ordre est terrible, notamment la fameuse barri- cade saint Antoine.
Le bilan est lourd : un millier de morts du côté des vainqueurs, plusieurs milliers parmi les insurgés et 11 000 déportés ou emprison- nés. Le sommet de l’horreur est la mort de Mgr Affre atteint par une balle sur la barricade saint Antoine, le 25 mai ! Sœur Rosalie se fait toute à tous, une fois de plus. Elle répond aux détracteurs de son action : « Je sers Dieu ».
L’épisode le plus signifi- catif est représenté par une gravure qui confine à l’image d’Épinal : elle arrête des émeutiers qui veulent tuer chez elle un officier de la Garde Civile : « On ne tue pas ici ». À genoux, elle obtient la grâce de cet homme. Et sa maison devient un lieu de secours pour les insurgés et les blessés ; manifestement elle est toujours du côté des faibles, à la saint Vincent !
Elle résiste même au général Cavaignac qui deviendra après les émeutes, Président du Conseil. Et elle assiste impuissante mais ferme pour stigmatiser la méthode, aux départs des insurgés (4 000 environ) vers l’Algérie ou les Marquises, bénits, hélas ! par le clergé. L’ordre règne mais l’injustice demeure : « Silence au pauvre » constate Lamennais. Et l’année 1848 se termine le 10 décembre par l’élection du Président de la République ; Il a nom Louis Napoléon Bonaparte. La IIème République n’a plus que deux ans à vivre.
Égale à elle-même, sœur Rosalie reste à son poste et lutte une nou- velle fois contre le choléra. Il fait des ravages 9. Après de tels événe- ments, il faut s’occuper des orphelins et prendre en charge la maison de l’orphelinat de la Rue Pascal ouvert par Mme Jules Mallet et transféré à Ménilmontant : 79 enfants le peuplent. Elle aide aussi à la créa- tion de patronages (et pour les garçons et pour les filles) avec le concours de la Société Saint Vincent de Paul naissante et les Frères des écoles chrétiennes. Pour les filles qui ne pouvaient poursuivre leurs études, elle crée des ouvroirs. Outre les crèches dont nous avons déjà parlé, elle met en place des Asiles, des maisons de retraite avant la lettre. Monsieur Dinnat semble tout récapituler dans ce raccourci sai- sissant : « Il n’y avait rien qui existât dans le domaine de la charité, de la catéchèse populaire, dont cette humble Fille de la charité ne fût pas ou l’initiatrice ou une collaboratrice ardente recherchée » 10.
Voilà ce qu’elle a fait avec sa communauté de 8 ou 12 sœurs et le concours de 42 sœurs stagiaires de passage dont on connaît les noms, car on lui confie beaucoup de postulantes. Les années passent. Napoléon III décide en 1852 de lui remettre la Légion d’Honneur : elle est prête à refuser cet honneur personnel, mais Monsieur Étienne, Supérieur des Prêtres de la Mission et des Filles de la Charité, l’oblige à accepter.
Nous sommes en 1854. Sa santé s’altère. Elle doit freiner ses acti- vités. Elle est pratiquement aveugle pour une cataracte qui semblerait bénigne aujourd’hui. Des opérations sont tentées, en vain. Le 4 février 1856, elle fut saisie d’un grand froid ; le médecin diagnostique une pleurésie… quelques heures de souffrance suivent et le 6 au soir, elle reçoit l’onction sainte. Le lendemain, 7 février, elle passe du sommeil au repos.
La consternation est générale. Tout le quartier visite la chapelle ardente et la Presse fait de gros titres. Les funérailles sont célébrées le 9 février. Une foule immense se presse, émue, recueillie, comme téta- nisée suivant la croix portée dans les rues de Paris, quel symbole ! jus- qu’au cimetière Montparnasse. Un seul Lazariste suit le cortège… Nous avons beaucoup à méditer sur cet ostracisme officiel… Son corps est déposé dans le carré des sœurs et quelques mois plus tard, devant les recherches infructueuses du public, on creuse une tombe près de l’entrée principale ; elle est toujours visitée et fleurie. Comme Dieu, le peuple sait, d’instinct ! Sur cette dalle toute simple, surmontée d’une grande Croix, sont gravés ces morts : “À Sœur Rosalie, ses amis recon- naissants, les riches et les pauvres”.
Toujours hors du temps, l’Église prend le sien. Le procès ordinaire du 20 janvier au 10 février 1953. Celui de Rome s’ouvre le 24 novembre 1953 et le 9 novembre 2003, Jean-Paul II proclame la sœur Rosalie Bienheureuse11.
III. Un message d’actualité
Que nous enseigne-t-elle de porteur pour nous aujourd’hui ? Beaucoup. Je résume en quelques leçons ce que chacun peut prolon- ger dans sa méditation.
- D’abord la pertinence d’une vie donnée. On ne réussit sa vie que dans la mesure où on l’ouvre aux autres. Exister pour les plus pauvres est le sommet de la vie chrétienne et de la vie vincen- tienne. Elle rejoint l’enseignement de son Maître, saint Vincent de Paul : « Il faut de l’amour affectif passer à l’amour effectif, qui est l’exercice des œuvres de la charité, le service des pauvres entrepris avec joie, courage, constance et amour » (COSTE IX, 593). Elle aime porter « le poids des pauvres », les nommer, les aimer pour eux-mêmes et Jésus-Christ. Elle sait sans théoriser qu’en eux se cache le Christ tou- jours souffrant et digne d’amour et de respect. Elle nous renvoie à cette vision qui porte notre vraie béatitude comme l’Abbé Pierre qui ne fait que reprendre son message en nous sortant de nos pantoufles et en nous lançant cet ordre évangélique : « Renonçons peut-être à une par- celle de confort pour faire une place à ceux qui n’en ont pas. Cela ne nous fera pas perdre la nôtre, mais la rendra plus digne » 12. Elle est « toute donnée au service des pauvres », jusqu’à la démesure et en cela elle est icône de Jésus-christ, vivant l’amour « à l’extrême ».
- Cette femme — et il est intéressant d’insister aujourd’hui sur ce substantif : « cette femme » — nous apprend aussi à responsabiliser autrui. Avec son engagement auprès des pauvres du quartier Mouf- fetard, c’est tout un ensemble qui se met en place. Pauvres, riches, in- tellectuels, gens de la base, femmes, hommes, tout le monde est ré- quisitionné. Les pauvres sont les maîtres de tous et s’obligent à l’éga- lité. Elle nous apprend ainsi à travailler en réseau. Nous savons aujour- d’hui que les actions les plus performantes sont celles qui sont Les associations sont là pour le prouver. En permettant, des jeunes en particulier, de se retrouver pour donner sens à leur foi par la naissance de la Société Saint Vincent de Paul, sœur Rosalie devient témoin et leader pour notre temps. Et que règne par dessus-tout le respect. La dignité précède l’assistance. Aux Sœurs de sa communauté, aux jeunes étudiants de la Sorbonne venus l’aider, elle expliquait sans relâche : « Souvenez-vous que le pauvre est encore plus sensible aux bons procédés qu’aux secours. Un des grands moyens d’action sur lui est la considération qu’on lui témoigne. Lors même que vous avez quelque reproche à lui faire, évitez avec grand soin toute parole injurieuse et méprisante ».
- Elle transmet un témoignage prophétique. C’est dans un contexte de morts, de violences, de misère que vit Sœur Rosalie. Mais elle a constamment partagé les joies et les souffrances de son temps. Elle a vécu ce que dit Jean Paul II, dans son document sur la vie consacrée : « Notre monde, dans lequel les traces de Dieu semblent souvent perdues de vue, éprouve l’urgent besoin d’un témoignage prophétique fort de la part des personnes consacrées… La cohérence entre l’annonce et la vie confère une force de persuasion particulière à la prophétie » 13.
- Sœur Rosalie nous convoque à l’inventivité. C’est peut-être sur ce point qu’elle ressemble le plus à saint Vincent et à sainte Ces deux saints, fidèles à l’événement et aux besoins des pauvres, ont tou- jours apporté des réponses pertinentes aux besoins de leur temps ; ainsi de la sœur du quartier Mouffetard. Elle invente, conçoit, crée, réalise ; dès qu’elle voit une nécessité, elle y apporte une réponse appropriée, quitte à bousculer les officiels, les supérieurs, à les contra- rier même. Elle ne connaît que les besoins des pauvres et elle sait que « la charité est par-dessus toutes règles ». En cela, elle est profondément vincentienne. Qui pourrait oublier M. Vincent payant d’un exil de six mois les vérités dites au Cardinal Premier Ministre ou son remercie- ment du Conseil de Conscience ou encore ses démêlés avec les curés de Paris ? La vraie charité est toujours dérangeante et déstabilisante. Les pauvres empêchent les honnêtes gens de dormir !
- Qui pourrait oublier que sœur Rosalie fut une âme de prière et nous renvoie à genoux dans la contemplation du Christ ? En vraie fille de la charité, elle s’abîme tous les jours dans l’oraison et se retrouve volontiers à la chapelle soit pour les exercices communautaires, soit pour l’Eucharistie Elle connaît « le quitter Dieu pour Dieu » de Monsieur Vincent mais une urgence se présente-t-elle, elle s’empresse de dire : « Commençons notre oraison ! ». Bien des sœurs parlent de son opiniâtreté dans la prière et surtout de son enseigne- ment. Cette sœur qui était aussi sœur servante et qui n’avait pas grande instruction savait « faire la leçon » et « exciter à la vertu ». Et elle pla- çait au premier rang l’humilité, la charité et la simplicité. Elle aimait dire qu’il fallait être chrétienne avant d’être fille de la charité. En cela et pour la vie fraternelle, elle fut une excellente formatrice. Elle nous invite un renouvellement de la vie communautaire. Il s’agit bien de servir mais de servir ensemble, en cellule d’Église, pour le plaisir de Dieu contemplé dans ses amis préférés, les pauvres !
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La charité fut son combat. Elle a beaucoup souffert pour elle et fut martyre. Elle nous renvoie au meilleur de notre vocation : laïcs, prêtres, consacrés, nous sommes tous appelés à l’imiter. Tout martyr est prophète et tout prophète tire vers le haut. Sœur Rosalie nous invite au dépassement à la suite du Christ Serviteur élevé dans la gloire !
Qu’il me soit permis de conclure avec ces mots de Sr Elizabeth Charpy qui a écrit ces lignes fort prégnantes sur elle :
L’immense charité de Sœur Rosalie, reconnue de tous, a trouvé sa source tout à la fois dans sa foi au Christ Incarné et dans la richesse de son humanité. Sa rencontre avec toutes les classes de la société a permis à beaucoup de découvrir la réalité de la misère et de l’insuffisance de la « charité traditionnelle ». Sœur Rosalie a ainsi concouru à l’éclosion du catholicisme social qui dénoncera la condition ouvrière comme un nouvel esclavage et la réduction de l’ouvrier à l’état de machine… Toute action sociale s’enracine dans la mystique évangélique.
Voilà la fine pointe de son message pour aujourd’hui : toute notre action vincentienne ne peut être qu’évangélique.
Auteur : Jean-Pierre Renouard, C.M.
Source : Vincentiana, Marzo-Abril 2005
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Simple bibliographie
- ARMAND DE MELUN, Vie de la sœur Rosalie, Fille de la Charité, París, J. de Gigord, 1857.
- HENRI DESMET, C.M., Sœur Rosalie, une fille de la Charité. Cinquante ans d’apostolat au quartier Mouffetard, París, Pierre Krémer, 1950.
- GÉRARD CHOLVY – FRÉDÉRIC OZANAM, L’engagement d’un intellectuel catholique au XIXe siècle, París, Éditions Fayard, 2003.
- Grâces soient rendues à M. Dinnat à qui nous avons largement emprunté. On trouvera à la fin de son ouvrage un choix de livres plus large.CLAUDE DINNAT, Sœur Rosalie Rendu ou l’Amour à l’œuvre dans le Paris du XIXe siècle, París, L’Harmattan, 2001.
- COSTE X, 510.
- COSTE IX, 460.
- Luc 9,51.
- 11, Rue du Vieux Colombier, aujourd’hui caserne des pompiers de la ville de Paris, près de l’Église st Sulpice. La chapelle venait d’être ouverte, le corps de Ste Louise venait d’y être transporté le 4 mai de cette année.
- Elle connaît des palpitations, une fièvre tierce mais ne se détache jamais de son engagement auprès de pauvres. Cela la sauve.
- LOUIS CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, 1958.
- Le territoire dévolu à la Bienheureuse est à l’époque, le 46, quartier de Paris, le deuxième du 12ème arrondissement (Faubourg St Médard ou St Marcel ou St Marceau). Le nom de quartier Mouffetard provient de la voie romaine allant vers l’Italie par Fontainebleau et Lyon.
- Les Cahiers Ozanam, Nº 162-4/2003, page 6.
- À la Maison Mère des sœurs, on voit jusqu’à trois cercueils se suivre ; 52 filles de la Charité meurent tandis que les sœurs de la rue de l’Épée de Bois résiste sauf une, la seule qui ne fut pas en contact avec les malades !
- CLAUDE DINNAT « Sœur Rosalie Rendu ou l’Amour à l’œuvre dans le Paris du XIXe siècle », p. 189.
- Les nouvelles de cet évènement sont relatées dans la Revue Nuntia de novembre 2003, à l’occasion de la Béatification (noté de la Rédaction).
- Nouvel Appel des cinquante ans de l’Appel de l’hiver 54.
- JEAN-PAUL II, Vita Consacrata, Nº 85.
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